8 mai 2012

Disparition d'un monde ancien.


Sandra (Vague stelle dell’Orsa), de Luchino Visconti (1965).

            Ces jours-ci, le Champo, haut lieu de la cinéphilie parisienne, fait salles combles avec la sortie des Jours comptés, d’Elio Petri, dont j’ai déjà parlé ici, et la reprise de Sandra, de Luchino Visconti. C’est tant mieux pour le cinéma en général, pour le cinéma italien en particulier, depuis bien trop longtemps dans un état semi-comateux, et pour Petri et Visconti, deux cinéastes importants à des titres divers, même si l’œuvre du second me paraît infiniment mieux vieillir que celle du premier  --  et, pour Sandra, en dépit d’une copie assez moyenne, bien que neuve[1].


            Réalisé en moins de deux mois, entre la fin de l’été et le début de l’automne de 1964, Sandra s’inscrit dans la carrière de Visconti immédiatement après la réalisation du Guépard dont la préparation, le tournage et le montage l’avaient occupé presque deux ans, du milieu de l’année 1961 au début de 1963. C’est un film qui s’oppose au précédent sur bien des plans : un budget limité, un tournage rapide, une unité de lieu, des personnages en nombre restreint, une intrigue intime, comme feutrée, du noir et blanc au lieu d’une palette colorée et éblouissante ; mais qui en même temps le prolonge en reprenant des préoccupations qui ne quitteront plus guère le cinéaste, sinon le temps de L’Etranger (1967), son seul grand échec, un film qu’il désavouera d’ailleurs par la suite, conscient de n’avoir pas su apporter au livre la correspondance cinématographique qu’il exigeait.

            C’est en fait au départ autour de la personnalité de Claudia Cardinale que Visconti et ses scénaristes, Suso Cecchi d’Amico et Enrico Medioli, amis proches autant que collaborateurs fidèles, ont imaginé un scénario mettant en scène une sorte de moderne Electre et proposant une version contemporaine de la pièce de Sophocle. Ainsi, après un rapide prologue décrivant la vie mondaine que mène Sandra (Claudia cardinale) à Genève avec son mari américain, Andrew (Michael Craig), le film s’ouvre-t-il sur son retour à Volterra, en Toscane, pour faire don du grand jardin familial à la municipalité qui le transformera en un parc public baptisé du nom de son père, un scientifique juif déporté et assassiné à Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale.

            Il y a dans ce jardin magique et comme hanté, mais aussi dans le destin d’une famille juive de l’Italie du nord, dans l’évocation d’un amour de jeunesse et d’un inceste entre un frère et une sœur, des traces plus qu’évidentes du roman de Giorgio Bassani Les Jardins des Finzi-Contini [2](1962), qui s’ouvre au surplus sur la visite d’une nécropole étrusque  --  roman que Visconti connaissait (mais dont les droits cinématographiques avaient déjà été acquis) et qu’il appréciait d’autant plus que Bassani avait travaillé avec lui en diverses occasions (les scénarios d’Ossessione ,1942, et de Senso, 1954) et qu’on lui devait l’édition, en 1958, du Guépard, le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

            A Volterra, berceau de la civilisation étrusque mais aussi nécropole et lieu où différentes couches de l’Histoire italienne se sont sédimentées mais menacent ruine et semblent s’effondrer sous les assauts du temps, Sandra retrouve dans le sombre palazzo familial, qui n’est pas sans évoquer le dédale des palais du Guépard, les ombres de son passé  --  son frère Gianni (Jean Sorel), sa mère (Marie Bell), ancienne pianiste virtuose internée dans une maison de santé, l’avocat Gilardini (Renzo Ricci), amant puis second mari de sa mère, et Pietro (Fred Williams), un premier amour.

            Mais ce passé qui ne veut pas passer et qui hante la vieille Europe décadente (et que refuse le mari américain de Sandra : « Le passé ne devrait pas exister », dit-il en une phrase non-viscontinienne s’il en est), ce passé se dessine de façon tout à la fois nette et floue. Nette, avec les cicatrices encore fraîches et bien visibles du fascisme, de la guerre et de la Shoah ;  floue aussi, avec la possible dénonciation du père par la mère et son amant, mais, comme l’a dit Visconti, « on ne dit pas (…) qui sont les vrais coupables et les vrais victimes. (…) L’ambigüité est le véritable aspect de tous les personnages, à l’exception d’Andrew, le mari de Sandra. »[3]

            C’est donc bien en vain que la nouvelle Electre se lancera dans une recherche de la vérité qui tournera rapidement court. Car le vrai sujet n’est pas là et Visconti ne s’intéresse guère à ce que l’on pourrait appeler un suspense tragique : qu’importe après tout dans cette histoire que la mère et son amant soient coupables ou non, et quant aux rapports incestueux qu’ont entretenus jadis Sandra et son frère, on les devine très vite tant le cinéaste paraît peu soucieux d’entretenir le mystère. Sandra met assurément en scène un règlement de compte familial mais, comme toujours chez Visconti, c’est moins aux causes qu’aux conséquences qu’il s’intéresse. Ce qui le fascine ici, ce qui le fascinait déjà dans Le Guépard et le fascinera jusqu’à sa mort en 1976, c’est le drame de la disparition d’un monde ancien et d’une classe sociale (la sienne, l’aristocratie, avec laquelle il entretenait des relations d’amour et de haine mêlés, lui, Luchino Visconti comte di Modrone), dévoré par le passage du Temps, que seule la création artistique peut ressusciter et dont la désagrégation familiale sera pour lui l’exacte et permanente métaphore. Il est à cet égard particulièrement symptomatique que deux de ses grands projets jamais aboutis aient été des adaptations des Buddenbrock et d’A la recherche du temps perdu, et il ne fait guère de doute que l’influence de Mann et de Proust colore toute l’œuvre du cinéaste.

            Le vieux palais presque à l’abandon, le jardin qui va devenir propriété municipale et parc public, la folie de la mère et l’inceste du frère et de la sœur  --  autant de signes de cette désagrégation en marche que ne comprend pas Andrew, l’Américain sans histoire (dans les deux sens du terme), étranger à ce monde en décomposition. La figure de la mère, souvent périphérique chez Visconti (voir celle qu’incarne fugitivement Claudia Cardinale dans Violence et passion/Gruppo di famigla in un interno, 1974) mais en fait absolument fondamentale, apparaît ici comme gardienne d’un passé théâtralisé et comme porteuse de destruction et de mort. Clytemnestre peut-être moins coupable qu’on le pense (après tout elle punit Agamemnon de sa démesure et se venge du sacrifice de sa fille, Iphigénie), elle glissera dans la noirceur maléfique d’une lady Macbeth égarée au cœur du nazisme dans Les Damnés (La Caduta degli dei, 1969)  --  égarée et aussi, chute ultime, incestueuse.

            Cette grandeur tragique que Visconti a presque toujours su donner à son œuvre, on la retrouve ici dans cette dimension théâtrale et pour ainsi dire opératique dont le cinéaste, pour le meilleur, n’a jamais voulu (ou su) se détacher. Certes, plutôt que dans les larges mouvements symphoniques de Bruckner (Senso) ou de Mahler (Mort à Venise/Morte a Venizia, 1971), le film se situe, comme Violence et passion, dans le registre d’une musique de chambre plus intime (le triptyque pour piano Prélude, choral et fugue de César Franck) dont le caractère nostalgique sied admirablement à un récit dont Visconti compense l’apparente retenue par l’ampleur de sa mise en scène et la précision du jeu des acteurs quand chaque expression, chaque geste, chaque position est l’objet de l’exigence la plus absolue  --  jeu qu’il pousse au point extrême de l’emphase et de la théâtralité avec le personnage de la mère qu’il a confié à Marie Bell, archétype de la tragédienne classique et qui aurait incarné la Berma dans l’adaptation de Proust qu’il espéra longtemps mener à bien[4].

            A sa sortie en 1965, en dépit du Lion d’or qu’il remporta à la Mostra de Venise (ou peut-être à cause de…), le film fut violemment attaqué, notamment par les jeunes cinéastes du nouveau cinéma italien qui se voulaient politiquement très engagés pour ne pas dire révolutionnaires[5], Marco Bellochio en tête, qui reprochèrent à Visconti d’entretenir  une fascination dénuée de toute distance critique pour ses origines sociales dans un propos jugé « rétrograde ». « C’est vraiment un phénomène de sénilité, ajoutait Bellochio[6]. Son origine, qu’il avait réussi à dominer et, d’une certaine manière à critiquer dans ses années de plus grand effort créateur, a repris possession de lui et il n’arrive plus à s’en détacher ni même, d’une façon ou d’une autre, à la reconnaître. »

Les querelles des anciens et des modernes, où il fallait à toute force tuer le père, ont depuis lors fait long feu et, splendidement écrit et filmé, Sandra nous rappelle fort opportunément aujourd’hui que Visconti s’impose plus que jamais comme l’un des auteurs majeurs du cinéma italien du siècle passé.



[1] Rien à voir avec celle, restaurée et numérique, en tous points admirables, des Jours comptés.
[2] Les Jardins des Finzi-Contini, admirable roman, et les autres œuvres de Bassani (romans et nouvelles) sont regroupés dans Le Roman de Ferrare, collection Quarto, Gallimard, 2006.
[3] Cité par Laurence Schifano, in Visconti, les feux de la passion, Librairie Académique Perrin, 1987, réédition collection « Champs Contre-Champs », Flammarion, 1989, p.381.
[4] Et dont le scénario, écrit avec Suso Cecchi d’Amico, a été publié en 1984 aux éditions Persona.
[5] En illustrant eux aussi des situations incestueuses, mais sous une forme de cinéma radicalement différente et dans une perspective subversive vigoureusement revendiquée, Bernardo Bertolucci avec Prima della rivoluzione (1964) et Bellochio avec Les Poings dans les poches (I Pugni in tasca, 1965).
[6] Cité par Giuseppe Ferrara, in Luchino Visconti, collection « Cinéma d’Aujourd’hui », 1970, p.84.

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