27 avril 2012

Travailler jusqu'à ce que mort s'en suive.


Les Jours comptés (I Giorni contati), d’Elio Petri (1962).

            Il aura fallu exactement cinquante ans pour que Les Jours comptés, deuxième réalisation d’Elio Petri, arrive jusqu’à nous. On connaît surtout Petri pour deux films qui eurent leur heure de gloire au tout début des années 70, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto, 1970) et La Classe ouvrière va au paradis (La Classe operaia va in paradiso, 1971, Palme d’or à Cannes en 1972). Interprétés par un Gian Maria Volontè tonitruant et réalisé dans un style plutôt insistant et ne reculant jamais devant les effets les plus voyants, ils illustraient l’un et l’autre ce cinéma fortement politisé qui, sans mauvais jeu de mot, explosa dans l’Italie des années 70. Petri, lui-même très engagé à gauche, mena une ultime charge  en  1977 contre la démocratie-chrétienne et Aldo Moro (c’était avant son enlèvement et son assassinat) avec Todo Modo, adaptation d’un roman de Leonardo Sciascia, également interprété par un Volontè ultra-cabotin. Puis sa carrière tourna court jusqu’à sa mort prématurée des suites d’un cancer en 1982, à cinquante-trois ans  --  l’âge exact de son personnage des Jours comptés.


            Alors que la plupart des films de Petri abordent la réalité italienne sous une forme métaphorique plus ou moins marquée, ce film-ci se rattache encore de façon très nette (nous sommes en 1962) au courant néo-réaliste, c'est-à-dire  dans le sillage d’un cinéma en prise directe avec la réalité sociale de l’Italie de l’après-guerre et, plus généralement, du monde. L’histoire que le cinéaste imagine ici pourrait aussi bien se dérouler n’importe où même si chaque personnage, chaque péripétie, chaque scène témoignent d’une «italianité» de tous les instants. Quoi de plus universel en effet que cette réflexion sur le travail et le fait de perdre sa vie à la gagner jusqu’à ce que mort s’en suive ? Quoi de plus intemporel que ces interrogations sur le sens de son existence que l’on est amené à nourrir une fois passé un certain âge ? Quoi de plus contemporain aussi que la remise en cause du travail comme souffrance et expression d’une profonde aliénation ?

            Pour toutes ces raisons, la crise que traverse Cesare (l’excellent, et trop peu connu en France, Salvo Randone), plombier de cinquante-trois ans qui décide de cesser de travailler le jour où, dans un tram, il est témoin de la mort subite d’un homme de son âge, ne peut que nous toucher aujourd’hui encore. Profiter de la vie et ne plus être soumis à un travail quand les jours commencent à vous être comptés, quand le temps qui passe importe moins que le temps qui reste, quoi de plus naturel ? Mais Cesare va vite découvrir que cette situation toute  nouvelle pour lui débouche non seulement sur des difficultés financières une fois ses modeste économies envolées mais surtout sur une sorte de vide absolu qu’il n’imaginait sans doute pas. Vide de son existence affective d’abord : veuf ou divorcé, on ne sait trop, il cherche vainement à renouer avec une de ses anciennes connaissances, souffre de l’indifférence de son fils et connaît un fiasco avec une prostituée alors même qu’il s’aperçoit que la très jeune fille de sa logeuse sort avec des hommes aussi vieux que lui ; vide de son existence sociale ensuite : des terrains vagues et des bidonvilles de la périphérie de Rome à la plage d’Ostia (autant de lieux familiers au cinéma italien de ces années-là), il traîne avec quelques copains de son âge en vieux vitelloni[1] pitoyables et découvre le mépris de classe quand, lors d’une visite à la Villa Borghese, un professeur d’histoire de l’art ne s’intéresse à lui que pour l’amener à réparer un lavabo dans l’atelier d’un de ses amis peintres. C’est d’ailleurs en voyant l’artiste produire, pour sans doute beaucoup d’argent, des figures géométriques semblables aux passages pour piétons qu’un de ses amis peint sur l’asphalte des rues pour un salaire de misère qu’il apprend le vrai sens de sa vie laborieuse  --  «Les toilettes, c’est tout au fond», lui dit le peintre en l’accueillant.

            Le désœuvrement et le manque d’argent l’amènent à s’égarer dans les marges de la société, riches de combines et d’expédients mais où  absence de travail ne signifie nullement absence de rapport d’exploitation. Aussi choisit-il de reprendre sa boîte à outils puisque le travail donne apparemment un sens à sa vie  --  mais un sens, semble dire Petri, qui mène à une impasse, Cesare s’effondrant à son tour sur un siège de tram à la toute fin du film. On pourra sans doute reprocher au cinéaste le caractère prévisible de sa conclusion mais pas la pertinence de sa démonstration qui, cinquante ans après, trouve encore un écho certain dans nos sociétés contemporaines.

            Là où le bât blesse cependant, limitant singulièrement notre adhésion, c’est sur le plan purement cinématographique, et si le scénario, volontiers répétitif et parfois mal construit, n’évite pas toujours les longueurs, c’est assurément la mise en scène qui a le plus mal vieilli,  diminuant du même coup l’efficacité du film. Confondant comme (presque) toujours modernité et agitation, Petri multiplie mouvements d’appareil désordonnés et cadrages inattendus dans une sorte de frénésie confuse et chaotique alors qu’une plus grande rigueur aurait à coup sûr renforcé l’intérêt, indiscutable et bien réel, du propos. Mais s’il est vrai que la classe ouvrière va parfois au paradis, il arrive aussi que de bonnes intentions politiques pavent l’enfer d’un  formalisme regrettable.



[1] Le mot vitelloni (qui signifie «gros veaux») désignait des jeunes gens désœuvrés et passant leur temps dans des bistrots. C’est le titre, français et italien, d’un film de Fellini de 1953 (I Vitelloni/Les Vitelloni).

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