13 mai 2013

Donner vie à une pensée abstraite.


Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta (2012).

            D’abord actrice, Margarethe von Trotta (née en 1942) a participé à l’éclosion du jeune cinéma allemand des années 70, aux côtés de Rainer Maria Fassbinder notamment, mais aussi de son époux d’alors, Volker Schlöndorff (pour L’Honneur perdu de Katharina Blum/Die verlorene Ehre der Katharina Blum, en 1975, et Le Coup de grâce/Der Fangschuss, d’après Marguerite Yourcenar, l’année suivante). Elle est passée à la réalisation au milieu des années 70  --  et ses films les plus intéressants (Les Années de plomb/Die Bleierne Zeit, 1981, ou Rosa Luxemburg/Die Geduld der Rosa Luxemburg, 1985, avec déjà Barbara Sukowa, ou encore Les Années du mur/Das Versprechen, 1995) s’attachent à l’exploration des relations que l’Allemagne entretient avec son passé. Bien que consacré à une philosophe certes allemande d’origine mais naturalisée américaine dès 1951, Hannah Arendt s’inscrit aujourd’hui dans une même démarche, où le fond importe davantage que la forme.

            Ce ne sont donc pas les qualités proprement cinématographiques de l’entreprise qui dominent ici le débat. Si Hannah Arendt retient l’attention de façon exemplaire, c’est évidemment plus par ce que le film dit et montre que par la façon dont il le dit et le montre. Rien d’étonnant en soi, le cinéma de Margarethe von Trotta ne nous ayant jamais intéressé pour autre chose. Cette fois, loin de toute préoccupation biographique ou presque (quelques retours en arrière pas très convaincants concernant ses relations avec Heidegger), la cinéaste s’intéresse essentiellement à un moment de crise aigüe dans la vie de la philosophe ; moins biopic donc qu’analyse de la pensée d’Hannah Arendt face à un des événements majeurs du XXème siècle  --  la destruction perpétrée sur un mode industriel des Juifs d’Europe.

            Ainsi von Trotta limite-t-elle son récit dans le temps (hormis les flash-back cités plus haut) entre le printemps de 1961 et l’année 1963  --  période précisément bornée par  l’ouverture du procès Eichmann, qu’Hannah Arendt couvrira pour le compte du New Yorker, et la tempête provoquée par ses articles et le livre qu’elle publiera dans la foulée (« Eichmann à Jerusalem : rapport sur la banalité du mal »). Il était impératif pour elle, juive allemande ayant dû fuir le nazisme et se réfugier aux Etats-Unis où elle demeurera jusqu’à sa mort en 1975, d’assister à ce procès hors normes, voulu d’abord par l’état d’Israël pour des raisons politiques. Ainsi commence-t-elle par s’en prendre (notamment à travers la personne du  procureur Gideon Hausner) à un procès qu’elle juge politique (et donc a priori injuste) avant de développer dans ses textes quelques idées iconoclastes (jugées telles à l’époque) qui lui vaudront de très acerbes critiques  --  le Nouvel Observateur, lors de la sortie de la traduction française du livre, allant jusqu’à titrer : « Hannah Arendt est-elle nazie ? ».

            Sans doute en 1961 le président Ben Gourion a-t-il en partie instrumentalisé le procès Eichmann pour justifier la jeune existence d’Israël, mais aussi parce qu’il était important de mettre en avant la réalité de la shoah et de son horreur à une époque où l’on n’en parlait pas ou fort peu, y compris dans le cadre de la recherche historique, où les survivants se refusaient encore trop souvent à parler ou n’étaient pas écoutés, où l’Allemagne rechignait à juger ses propres ressortissants coupables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Par ailleurs, les  attaques d’Arendt  concernant les Judenräte (ou conseils juifs), pour soulever une question pertinente, s’appuyaient sur des connaissances historiques largement insuffisantes pour ne pas être entachées d’erreurs et d’approximations, et quant au concept de « banalité du mal » qu’elle développa avec une rare lucidité, il fut mal compris. Elle ne prétendait pas banaliser le mal mais tous ceux qui, à des degrés divers, participèrent à l’organisation et à la réalisation de la shoah  --  tel ce bureaucrate médiocre et incapable de penser par lui-même que fut Eichmann. Au-delà de l’horreur déjà presque indicible des meurtres de masse, il y avait quelque chose d’encore plus terrifiant à constater que ces gens-là n’étaient pas des monstres (ce qui aurait été finalement réconfortant, si l’on ose dire) mais des « gens ordinaires »[1].

            On n’entrera pas ici dans les disputes qui suivirent la publication des articles puis du livre d’Arendt. Mais le film rend bien compte du gouffre qui s’ouvrit tout d’un coup sous ses pas  --  réactions injurieuses et menaçantes, ruptures avec des amis de très longue date. On nous donne à voir ici avec une précision quasi chirurgicale une pensée au travail en même temps que les souffrances d’une sensibilité blessée ; le tout filmé sans grand panache assurément, mais avec une modestie qui ne manque pas d’élégance dans ses meilleurs moments. C’est donc avec un intérêt sans cesse renouvelé que l’on suit un récit dont le caractère résolument intellectuel, et donc bien peu spectaculaire, aurait pu distiller un ennui pesant. Ajoutons que l’excellente Barbara Sukowa n’est pas pour rien dans la réussite d’un film qui parvient, ô miracle, à donner vie à une pensée abstraite. Ce qui n’était pas gagné d’avance.



[1] « Des gens ordinaires », c’est aussi le titre du livre majeur et indispensable que Christopher Browning a consacré au 101ème bataillon de réserve de la police allemande qui, en quelques mois, massacra et déporta des dizaines de milliers de Juifs polonais dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui la « shoah par balles » (traduction aux éditions des Belles Lettres).

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