3 avril 2013

Quelque part au-delà des pins.


The Place beyond the Pines, de Derek Cianfrance (2012).

            N’ayant pas vu le précédent film de Derek Cianfrance, Blue Valentine (personne n’est parfait et je compte réparer sans tarder cette coupable négligence), un cinéaste dont j’ignorais donc tout, c’est sans a priori particulier que je suis allé voir son nouveau et troisième film[1] au titre quelque peu déroutant  --  aussi le choc n’en a-t-il été que plus fort tant il s’agit d’un exceptionnel coup de maître.


            Disons-le d’entrée de jeu : il y a bien longtemps que l’on n’avait vu un aussi bel objet de cinéma, et l’on ne sait, une fois la projection terminée, ce qu’il faut admirer le plus d’un scénario d’une profonde originalité et admirablement construit, d’une mise en scène brillante sans nulle ostentation et qui surtout sait s’adapter avec justesse aux tons changeants d’un récit complexe, d’une parfaite maîtrise du montage et plus encore d’une bande-son qui mêle étroitement et avec bonheur musique originale et chansons, ou encore d’une direction d’acteurs qui utilise avec subtilité une distribution où quelques acteurs chevronnés (Ray Liotta, Harris Yulin, Bruce Greenwood), ici dans des rôles secondaires, paraissent adouber Ryan Gosling et Bradley Cooper qui achèvent leur mue et s’imposent dans des rôles difficiles et même d’une certaine façon peu aimables  --  en notant au passage le courage de Gosling acceptant un rôle qui le fait disparaître au tiers du film et le culot de Cianfrance sacrifiant de la sorte une de ses vedettes.

            Le récit lui-même se décompose en trois parties. Il y a d’abord l’histoire de Luke (Ryan Gosling), un cascadeur qui se produit dans des fêtes foraines. Ce Luke découvre un jour qu’il est le père d’un bébé qu’il a fait par hasard et décide d’assumer sa paternité et de repartir à zéro, glissant peu à peu dans le crime pour subvenir plus rapidement et plus spectaculairement aux besoins de son fils. Il y a ensuite l’histoire d’Avery Cross (Bradley Cooper),  un policier en uniforme, fils d’un juge, lui aussi père d’un bébé et que son ambition va entraîner dans une carrière politique non sans avoir flirté, lui aussi, avec les abîmes du mal. Les deux histoires se télescopent un court instant, quand le chemin du braqueur croise celui du policier, et cette rencontre fugitive mais fondatrice nourrit la troisième partie où les deux enfants devenus des adolescents se rencontrent à leur tour. Car tout le monde se côtoie dans cette petite ville de l’état de New York baptisée Schenectady, ce qui signifie en iroquois « l’endroit au-delà des pins »  --  et donne donc son sens, ou plutôt l’un de ses sens, au titre du film. Une petite communauté qui semble se développer harmonieusement, loin des dangers des grandes métropoles urbaines, et pourtant gangrenée malgré tout par le crime et la corruption. Une communauté comme repliée sur elle-même, où les personnages paraissent enfermés et tourner en rond  --  à l’image de Luke, prisonnier de la sphère métallique où il tourne dans tous les sens avec sa moto. Et c’est précisément en abandonnant sa vie de cascadeur forain qu’il va amorcer tout le drame à venir. Refuser de s’éloigner de Schenectady, c’est prendre le risque d’un enfermement où les drames paraissent devoir se répéter à l’infini, d’une génération  à l’autre, d’un père à un fils, jusqu’à ce que précisément un fils décide enfin de rompre la malédiction en partant vers l’ouest en quête de cet endroit mystérieux qui se trouve au-delà des pins.

            On retrouve ici, dans ce film à la fois totalement moderne et d’un classicisme absolu, le meilleur d’un cinéma américain qui analyse le présent sans jamais ignorer les valeurs du passé. Bien que située sur la côte est des Etats-Unis, mais portant un nom qui rappelle son passé autochtone, la petite ville n’est pas sans évoquer la communauté des colons des temps anciens, avec son bad guy et son shérif  --  mais le bad guy qui pille les banques est sans doute moins mauvais que les apparences pourraient le laisser penser[2] et le shérif moins pur qu’il aimerait le faire croire. L’un et l’autre incarnent une sorte de mythologie pervertie qui n’a peut-être jamais eu cours ; mais il n’empêche que c’est par le départ de Jason, le fils de Luke que s’achève le film comme si, pour briser le cercle d’une sombre malédiction et redonner vie aux vieux mythes fondateurs, il obéissait à la fameuse injonction d’Horace Greeley : « Go West, young man, and grow up with the country ». A l’est corrompu doivent répondre les valeurs d’un ouest où, pour reprendre la formule de Frederic J. Turner, on retrouve « les forces qui ont forgé le caractère américain »[3].

            Ainsi le film manifeste-t-il de scène en scène une ampleur épique aussi inattendue qu’exceptionnelle combinée à une profondeur du regard qui fouille l’âme de ses personnages tourmentés. Point de manichéisme ici, on l’a compris, mais Cianfrance fait au contraire preuve d’une belle empathie et refuse de porter un jugement définitif sur des individus entraînés par un destin qui leur échappe. Cette générosité du regard atténue quelque peu la noirceur d’un propos qui envisage toute existence sous un jour essentiellement tragique. La forme elle-même paraît vouloir s’apaiser dans les ultimes scènes où l’étrange itinéraire d’une photographie passée de main en main pour revenir à son point d’origine montre, en dépit de son caractère circulaire, la transformation radicale que les personnages ont subie et permet sans doute à Jason de partir vers de nouveaux horizons et de nouvelles rencontres. Il ne fait guère de doute qu’avec ce très grand film Derek Cianfrance s’impose d’ores et déjà, à l’aube de ses quarante ans, comme un des cinéastes majeurs de la nouvelle génération. Si les petits cochons ne le mangent pas, bien entendu.



[1] Le premier, Brother Tied (1998), n’est apparemment pas parvenu jusqu’en France.
[2] La tradition westernienne a d’ailleurs forgé le terme de good bad guy .
[3] Frederic J. Turner, « La frontière dans l’histoire des Etats-Unis », 1920, traduction française de 1963, PUF, p. 2.

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