29 janvier 2013

Une inclination certaine pour le bizarre et l'incongru.


Réédition de Django, de Sergio Corbucci (1966).

            Comme pour L’Esclave libre de Raoul Walsh, mais de façon peut-être plus discutable, c’est à Quentin Tarentino, à la sortie de son film Django Unchained (qui n’a pas grand-chose de commun avec l’autre, le nom de son personnage principal mis à part) et à son insistance à vouloir réhabiliter, entre autres genres mineurs, le western spaghetti, que l’on doit aujourd’hui la réédition du Django de Sergio Corbucci dans un circuit « art et essai » qui n’aurait jamais imaginé le programmer un jour à l’époque de sa sortie en 1966. C’était en rasant les murs, dans des salles de quartier ou dans un circuit spécialisé dans le cinéma bis qui comprenait entre autres l’Amiral, au métro Bonne Nouvelle, tout près du Rex, et le Concordia, je ne sais plus où, qu’on allait voir ce genre de productions généralement ultra fauchées, ringardes la plupart du temps, proposées uniquement en version française et parfois mutilées[1]. Mais les temps changent et l’on passe de la mauvaise conscience du cinéphile dévoyé à des plaisirs certes coupables mais d’autant plus avouables qu’une certaine forme d’opportunisme un peu snob vient volontiers brouiller les cartes.

            Longtemps vilipendé et traité plus bas que terre, carrément ignoré le plus souvent, le western italien demeure un genre encore mal connu en dépit des efforts louables de quelques aficionados qui ont entrepris de le réhabiliter avec des études sérieuses et très complètes, parfois un peu aveuglées par l’enthousiasme[2]. Disons tout de même que, sous bénéfice d’inventaire (une rétrospective à la Cinémathèque par exemple), la majeure partie de la production de westerns spaghetti a été d’une grande médiocrité avec des films bâclés par des tâcherons passant d’un genre à un autre (peplum, giallo, film d’espionnage ou d’horreur, et ainsi de suite en fonction de la mode du moment) sans grand souci de qualité. Avec de notables exceptions bien sûr, et l’on en revient toujours aux quelques mêmes noms : Sergio Leone évidemment, qui domine le débat de la tête et des épaules, mais aussi Sergio Sollima avec trois films, tous intéressants (Colorado/La Reisa dei conti, 1966, Le Dernier face à face/Faccia a faccia, 1967, et Saludos Hombre/Corri, uomo, corri, 1968) et une poignée d’autres pour des réussites plus isolées  --  Damiano Damiani (El Chuncho/Quien Sabe ?, 1966), Giulio Petroni (La Mort était au rendez-vous/Da uomo a uomo, 1967), Tonino Valerii (Mon nom est Personne/Il moi nome è Nessuno, 1973, produit et supervisé par Leone soi-même) ou encore Enzo G. Castellari (Keoma, 1976, le dernier fleuron d’un genre à l’agonie[3]. Plus quelques films épars vigoureusement soutenus par les fans (dont Tarentino bien sûr) : les deux Ringo réalisé par Duccio Tessari[4] et Le Dernier jour de la colère (I Giorni dell’ira, de Tonino Valerii à nouveau, 1967) notamment.

            Reste Sergio Corbucci, considéré par certains comme l’oncle du western italien quand Leone en serait le père  -- formulation plus pittoresque que pertinente. Cinéaste médiocre, Corbucci est passé à la postérité essentiellement pour deux films  --  deux westerns devenus « cultes », sur les treize qu’il a réalisé entre 1963 (Massacre au Grand Canyon/Massacro a Grande Canyon) et 1974 (Le blanc, le jaune et le noir/Il bianco, il giallo, il nero) : Django (1966) et Le Grand silence (Il Grande silenzio, 1968). On peut ajouter à ceux-ci deux westerns zapatta [5] plutôt réussis : Le Mercenaire/Il Mercenario, 1968, et Campaneros/Vamos a matar, campaneros, 1970)  --  et certains tiennent en haute estime Le Spécialiste (Gli Specialisti, 1969), avec Johnny Hallyday. Une fois la vague du western italien retombée, Corbucci est revenu à des travaux alimentaires (mais très lucratifs semble-t-il) en réalisant principalement des véhicules à succès pour le chanteur Adriano Celentano et le tandem « comique » Terence Hill-Bud Spencer. Aussi peut-on dire sans grand risque d’erreur   que ses quelques films réussis furent plus des accidents qu’autre chose (mais d’heureux accidents) dans une carrière uniformément médiocre.

            Cependant, parler de chef d’œuvre à propos de Django serait largement excessif. On y découvre certes avec intérêt une inclination plutôt bien venue pour le bizarre et l’incongru qui sera la marque de fabrique de Corbucci dans ses meilleurs films  --  et qui plaît beaucoup à Tarentino. L’arrivée de Django (Franco Nero) à pied et tirant un mystérieux cercueil derrière lui reste assurément une belle idée originale ; l’arrivée des méchants encagoulés de rouge, bien accompagnée par la musique de Luis Enriquez Bacalov (très inspirée d’Ennio Morricone), ne manque pas de force spectaculaire ; et l’on peut même apprécier, pourvu qu’on en ait le goût, certains débordements sadiques à la limite de la parodie (flagellation, oreille coupée que l’on fait manger à la victime, combat de femmes dans la boue, mains consciencieusement fracassées à coups de crosse de fusil ou encore tir aux pigeons avec paysans mexicains pour cibles). Mais on a du mal en même temps à ne pas voir dans cet affrontement de deux factions rivales (des Américains d’un côté, des Mexicains de l’autre) arbitré par un mystérieux étranger particulièrement habile au pistolet un remake inavoué de Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari), réalisé deux ans auparavant (1964) par Sergio Leone. Mais la comparaison s’arrête là car Leone, dans des conditions budgétaires aussi modestes que Corbucci, fait déjà preuve dans sa réalisation d’une rigueur classique (et efficace aussi, faut-il le préciser ?) qu’on chercherait bien en vain dans Django où les idées de mise en scène se réduisent un peu trop à de simples effets de zoom. On s’étonne par ailleurs de voir un cinéaste volontiers cynique (voir ainsi la noirceur absolue du Grand silence) céder ici à une forme de sentimentalisme très conventionnelle  --  le personnage de Maria (Loredana Nusciak) et ses relations avec Django  --  dont le cinéma de Leone, plus sec, est totalement exempt.

            S’il n’est donc pas le chef d’œuvre qu’on nous vante ici ou là, Django n’en est pas pour autant un mauvais film et ne méritait sûrement pas la volée de bois vert qu’il reçut lors de sa sortie[6]. On peut même dire que la peinture qu’il faisait d’un Ouest boueux, peuplé d’individus sans scrupules et de putains fatiguées, annonçait, davantage que chez Leone, une nouvelle approche du western américain, dans le sillage du Peckinpah de Coups de feu dans la sierra (Ride the High Country, 1962). Et si Corbucci n’est pas le grand cinéaste qu’on aurait espéré, il aura été malgré tout le temps de quatre ou cinq films un intéressant « petit maître » à l’inspiration ponctuellement heureuse  --  fidèle en cela à une certaine tradition du cinéma italien[7].



[1] Ce fut le cas de Django semble-t-il. La version restaurée qu’on peut voir aujourd’hui en V.O. italienne correspond plan pour plan à la copie présentée naguère en V.F. par Arte dans une soirée consacrée au western européen.
[2] Citons Jean-François Giré, qui fait autorité en la matière avec « Il était une fois le western européen » (en deux volumes aux éditions Bazaar & Cie). On ne saurait pour autant diminuer les mérites du livre ancien (et non traduit en français) de Christopher Frayling, « Spaghetti Westerns. Cowboys and Europeans from Karl May to Sergio Leone », qui reste une référence dans l’excellente collection « Cinema and Society » dirigé par Jeffrey Richards (Routledge & Kagan Paul, 1981). Christopher Frayling est également l’auteur d’une biographie de Leone (« Something to Do with Death »), également inédite en français.
[3] Ayant rendu compte du film à sa sortie, et bien qu’il soit très vilain de se citer soi-même, je notais alors que, « loin de vouloir singer de quelque manière que ce soit le western américain, Castellari retrouv(ait) au contraire toutes les qualités originelles du western dit à l’italienne : complexité du scénario qui recourt à des flash-back, baroquisme de l’image, traitement mélodramatique (au sens étymologique : drame + musique), vendetta familiale ». Le tout, en dépit de facilités stylistiques, débouchant sur « un film flamboyant digne du Corbucci des bons jours (Django et Le Grand silence) et parfois de Leone lui-même ». (Ecran 77, n°61, 15 septembre 1977, p. 63). Il me reste à revoir le film pour confirmer, ou pas, ce jugement très lointain.
[4] Un Pistolet pour Ringo/Una Pistola per Ringo, 1965, et Le Retour de Ringo/Il Ritorno di Ringo, même année. Auteur d’un bon peplum (Les Titans/Arrivano i titani, 1962), coscénariste de Pour une poignée de dollars, il deviendra par la suite un des yes-men d’Alain Delon (Les Grands fusils/Big Guns, 1973, et Zorro, 1975) avant de se perdre dans des productions sans intérêt et des feuilletons pour la télévision.
[5] C'est-à-dire dont l’action se situe dans le contexte du Mexique révolutionnaire du début du XXème siècle.
[6] Si j’ai bon souvenir, seul Jacques Zimmer (dans La Revue du cinéma/Image et son) souligna les qualités du film.
[7] Citons les noms de quelques autres « petits maîtres » d’un talent sans doute supérieur à celui de Corbucci (car plus soucieux de mise en scène) : Mario Bava, Riccardo Freda ou Vittorio Cottafavi .

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