12 décembre 2012

Une société entre artifice et naturalisme.


Anna Karénine (Anna Karenina), de Joe Wright (2012).

            Curieux cinéaste que Joe Wright, qui ne semble vraiment à  son aise qu’en se colletant avec une matière romanesque connue et reconnue, souvent difficilement abordable, mais qu’il parvient cependant à dominer avec la complicité de scénaristes particulièrement inspirés. Aussi laissera-t-on de côté, comme toujours sous bénéfice d’inventaire, Le Soliste (The Soloist, 2009), décevante escapade américaine, et Hanna (2001), thriller de peu d’intérêt à mi-chemin de la Nikita de Luc Besson et de la saga Jason Bourne,  pour mieux rappeler les réussites que furent Orgueil et préjugés (Pride and Prejudice, 2005) et plus encore Reviens-moi (Atonement, 2007) dont le scénario virtuose  de Christopher Hampton adaptait un roman de Ian McEwan pourtant réputé inadaptable. De même qu’avec Orgueil et préjugés on pouvait légitimement s’interroger sur l’opportunité d’une énième adaptation de Jane Austin (encore que le succès de Raison et sentiments/Sense and Sensibility de Ang Lee avait en quelque sorte ouvert la voie dix ans auparavant), il n’est pas déplacé de se demander, comme pour Thérèse Desqueyroux il y a peu, ce que le roman de Tolstoï a encore à nous dire et comment donc un cinéaste de la jeune génération (Wright a tout juste quarante ans) peut se l’approprier aujourd’hui.

            C’est à Tom Stoppard, dramaturge et scénariste britannique bien connu, par ailleurs membre éminent de l’Outrapo (Ouvroir de tragicomédie potentielle) qu’a été confiée l’adaptation du roman particulièrement touffu de Tolstoï  --  idée judicieuse tant Stoppard aime à jouer avec les mythologies littéraires, réécrivant « Hamlet » du point de vue de deux personnages secondaires (« Rosencrantz et Guidenstern sont morts ») ou mêlant théâtre et réalité en brodant des variations imaginaires autour d’un Shakespeare amoureux (Shakespeare in Love, John Madden, 1998). Ce goût pour la mise en abyme et les jeux de miroirs, on le retrouve ici où Wright et Stoppard ont choisi de situer leur récit dans le cadre résolument artificiel et stylisé d’un théâtre, mobilisant salle, scène, coulisses et cintres en une sorte de grand pandémonium baroque. Ainsi passe-t-on souvent d’une scène à une autre dans un même beau mouvement d’appareil sinueux, Wright se permettant d’admirables plans séquences comme il les aime et où l’on se surprend à distinguer parfois derrière les images l’ombre tutélaire d’un Max Ophuls[1]. Mais, au-delà des possibilités esthétiques ouvertes par de tels partis pris d’écriture et de mise en scène, c’est tout l’enjeu du roman de Tolstoï qui se trouve ainsi mis en avant, et de fort belle manière. Car, contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, l’œuvre n’est pas réellement centrée sur son personnage éponyme. Certes, et davantage que le livre, le film privilégie Anna, mais sans pour autant négliger les intrigues périphériques qui donnent son sens et son équilibre à toute l’histoire.

            Face au trio Anna (Keira Knightley), Vronsky, son amant (Aaron Taylor-Johnson) et Karénine, son mari (Jude Law), deux couples apparaissent en contrepoint, certes secondaires mais absolument nécessaires  --  d’un côté, Levine, le gentilhomme campagnard (Domhnall Gleeson qui ne peut renier son père, Brendan), et Kitty (Alicia Vikander), de l’autre le prince Oblonsky, frère d’Anna (Matthew MacFadyen), et sa femme Daria (Kelly Macdonald). C’est là, par un jeu d’analogies et d’oppositions entre ville et campagne, entre corruption et pureté, que la philosophie littéraire tolstoïenne, si j’ose dire (Tolstoï, lui, ose), prend tout son sens  --  de même que les choix dramaturgiques du cinéaste et de son scénariste. La stylisation théâtrale sera donc réservée à la représentation d’un monde figé où il vaut mieux enfreindre la loi plutôt que les conventions sociales ; en revanche, toutes les scènes de la vie à la campagne sont tournées en extérieur, sans jamais avoir recours aux artifices du théâtre et dans une perspective presque naturaliste. Cette dualité entre grande ville et ruralité, on la retrouve au niveau des personnages qui s’opposent et se complètent. Quand Anna et Vronsky, officier frivole mais amoureux sincère, incarnent une haute société satisfaite d’elle-même dont ils finissent par prendre la mesure de l’étroitesse d’esprit, Levine, certes tourmenté mais doté d’une réelle vie intérieure, finit par communier harmonieusement avec Kitty, femme sage et posée, capable de passer de la plus grande superficialité à la plus authentique profondeur, d’une vie de petite fille gâtée à celle de femme accomplie et responsable de ses actes[2]. Il n’est pas indifférent, et le jeu subtil d’Alicia Vikander (vue récemment dans Royal Affair ) le souligne admirablement, que Kitty s’amourache d’abord de Vronsky et de la vie facile qu’il incarne avant de se tourner vers Levine. Le couple Oblonsky synthétise à lui seul cet antagonisme : au prince, grand gamin volage aussi jovial qu’inconséquent, interprété par un Matthew MacFadyen qui donne à son personnage une dimension grotesque presque gogolienne mâtinée de Kafka[3], s’oppose Daria, épouse et mère exemplaire et sacrifiée. Les dernières images du film, admirables, réconcilient  ces univers socialement et esthétiquement antagonistes avec un Karénine, tout à la fois incarnation de l’ordre social (il est ministre du tsar) et porteur d’authentiques valeurs morales qui le déchirent, mais alors comme apaisé et lisant aux côtés de la fille en quelque sorte légitimée  d’Anna et de Vronsky, dans un grand champ qui finit par s’inclure dans le cadre du théâtre. Jude Law, dans un rôle inhabituel pour lui, parvient à capter toute l’épaisseur et la complexité de son personnage  --  et son expérience théâtrale n’est sans doute pas étrangère à la réussite de sa composition.

            La mort choisie d’Anna Karénine devient une sorte de transcendance comme pouvait l’être celle des amants en rupture sociale de Reviens-moi. Cette acceptation de l’amour au-delà des règles du jeu social, la mort dut-elle parfois prendre le dessus, traversait également Orgueil et préjugés, au titre d’ailleurs révélateur. Ainsi distingue-t-on comme un début d’unité dans l’œuvre d’un cinéaste brillant dont on espère qu’il persistera dans la voie particulièrement riche qu’il a frayée avec trois films d’une remarquable cohérence et assurément moins négligeables que d’aucuns voudraient bien le faire croire.



[1] Loin de moi l’idée de comparer Joe Wright à Max Ophuls et Anna Karénine à Lola Montès  --  sachons prudemment  garder le sens des proportions. Mais il est des rapprochements troublants. Rappelons que Lola Montès fut mise au bûcher sans ménagement : « marché aux puces installé dans une serre », « esthétique de la crème fouettée », « merveilleux de mauvais goût », « grotesque avant d’être baroque », « des choses qui pendent, des trucs qui se balancent, des machins qui ondulent ». Et n’ai-je pas lu à propos de cette nouvelle Anna Karénine : « luxuriance d’artifices », « extravagance kitsch », « snobisme arty », « facéties précieuses » ?
[2] Voir l’empathie dont elle témoigne pour le frère malade de Levine et sa compagne, une ancienne prostituée.
[3] Il y a là, dans les scènes de bureau, quelque chose du « Révizor » revu et corrigé par Brazil (Terry Gilliam, 1985), dont Tom Stoppard a co-écrit le scénario. Doit-on parler de hasard ?

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