1 décembre 2012

Les jeux de l'amour et du pouvoir.


Royal Affair (En Kongelig Affaere), de Nikolaj Arcel (2012).

            Après avoir découvert il y a quelques années la richesse et la diversité de la littérature scandinave, qu’elle soit policière ou générale (et en grande partie grâce au travail des éditions Actes Sud), on s’aperçoit que se développe aussi dans le nord de l’Europe, au-delà des grands précurseurs bien connus (de Dreyer à Bergman en passant par Sjöström et Stiller) et des récents ravages du Dogme 95, une production audiovisuelle de grande qualité  --  je dis audiovisuelle puisqu’elle concerne aussi bien le cinéma que la télévision avec d’excellentes séries comme Forbrydelsen (connue aussi sous le titre de The Killing, comme son remake américain), les enquêtes du commissaire Winter ou encore Borgen, actuellement diffusée sur Arte. Millenium déjà (la version locale de Niels Arden Oplev, pas déshonorante même si inférieure à celle de David Fincher), plus récemment Les Révoltés de l’île du diable de Marius Holst, malheureusement passé complètement inaperçu, aujourd’hui Royal Affair  --  autant de films parfaitement aboutis qui témoignent d’un cinéma nordique en bonne santé et libéré des théories ineptes du Dogme[1].

            Réalisé par le scénariste de Millenium, Nikolaj Arcel, déjà auteur de trois films dont un seulement est parvenu très discrètement en France (L’Ile aux sorciers, 2007, uniquement diffusé en DVD et que je ne connais pas), Royal Affair témoigne d’une indiscutable ambition tant sur le fond que sur la forme. Ecrit en collaboration avec Rasmus Heisterberg (l’autre scénariste de Millenium), le film[2] décrit l’étonnant destin de Johann Friedrich Struensee (Mads Mikkelsen), médecin allemand adepte des Lumières qui devint pendant peu de temps (de 1770 à 1772) l’homme fort du Danemark en menant une politique libérale et humaniste aux côtés  --  ou plutôt à la place  --  du roi Christian VII (Mikkel Boe Folsgaard), monarque fantasque et mentalement fragile. Les réformes qu’il entreprit alors lui valurent des inimitiés telles qu’un coup de force fomenté par les éléments les plus réactionnaires de la Cour le renversa et qu’il fut décapité pour crime de lèse-majesté. L’intrigue politique se double par ailleurs d’une histoire d’amour entre Struensee et la reine Caroline Mathilde (Alicia Vikander), délaissée par un mari amateur de débauches diverses et de prostituées à gros seins (c’est lui qui le dit).

            On pourrait penser toute cette affaire royale guère faite pour passionner les foules au-delà des étroites frontières du Danemark et relevant d’une entreprise de prestige au budget opulent destinée à défendre les couleurs nationales dans différents festivals  --  et, de fait, le film a été doublement distingué à la dernière Berlinale[3]. Mais, bien au contraire, par la grâce d’un scénario qui entremêle habilement les jeux de l’amour et du pouvoir, Royal Affair emporte rapidement l’adhésion du spectateur, même peu familier de l’Histoire danoise de la fin du XVIIIème siècle. C’était l’époque où l’Europe présentait des frontières bien plus poreuses qu’aujourd’hui : bien qu’allemand, Struensee dirige de fait le Danemark ; la reine Caroline Mathilde est anglaise (sœur d’un roi lui aussi  à l’esprit faible, George III) mais d’origine allemande par la Maison de Hanovre ; et ce sont les idées des philosophes français, Diderot, Rousseau et surtout Voltaire, qui influencent la pensée politique européenne, de l’Atlantique à l’Oural comme on ne le disait pas encore. Il est intéressant, et singulièrement éclairant, de voir émerger ici une forme de nationalisme dans la lutte opposant une aristocratie danoise rétrograde à des influences étrangères jugées pernicieuses  --  nationalisme qui ne cessera d’infecter l’Europe jusqu’aux grands conflits de la première moitié du XXème siècle.

            Arcel ne se limite pas cependant à mettre en scène une simple reconstitution historique, au demeurant très réussie sur le plan visuel. Il parvient aussi à donner une réelle existence à des personnages qui échappent tous à la pose académique d’un quelconque musée de cire  --  et sans avoir besoin  de recourir à ce bric-à-brac branché et anachronique qui rendait insupportable la Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Sans doute doit-il beaucoup à ses acteurs, tous remarquables et dont le jeu tout en subtilité rend pleinement justice à la complexité de leurs personnages  --  Mads Mikkelsen, politicien opportuniste et ambitieux mais aussi réformateur courageux ; Mikkel Boe Folsgaard, roi déséquilibré mais aussi pauvre individu dépassé, désemparé et finalement manipulé par les uns et par les autres ; Alicia Vikander, reine corsetée dans un rôle qu’elle doit jouer mais aussi femme avide d’une liberté que l’époque ne peut que lui refuser.

            Qu’importe que Nikolaj Arcel s’éloigne ici ou là de la vérité historique  --  qui peut se vanter  de connaître en profondeur le moi intime de personnages disparus depuis plus de deux siècles ? C’est avec une élégance intelligente et inspirée qu’il mène à bien un spectacle ambitieux et parfaitement réussi, très bien écrit  et réalisé (voir ainsi la première rencontre entre le roi et Struensee où ils se mesurent à coup de citations de Shakespeare), qui se double d’une belle réflexion sur l’exercice du pouvoir et la difficile émergence de temps nouveaux. Un film, somme toute, comme on aimerait en voir plus souvent.



[1] Ce qui n’empêche pas Lars von Trier d’être, comme producteur, partie prenante de Royal Affair  --  comme quoi rien n’est jamais simple ni uniforme.
[2] Qui, précisons-le, n’est pas une adaptation du roman de l’écrivain suédois Per Olov Enquist, « Le Médecin personnel du roi » (1999, publié en 2000 chez Actes Sud) qui s’intéresse lui aussi à la personnalité complexe de Struensee.
[3] Meilleur scénario et meilleur acteur (Mikkel Boe Folsgaard).

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