8 novembre 2012

Vertige métaphysique pour science-fiction de qualité.


Looper, de Rian Johnson (2012).

            Voilà un film de science-fiction (mais il y a en fait ici peu de science et beaucoup de fiction) comme on en voit finalement assez rarement et qui mérite donc le détour. Bénéficiant  d’un budget certes confortable mais qu’on peut cependant considérer comme relativement limité à l’aune des blockbusters actuels, c’est par son scénario résolument adulte et réfléchi (et non dénué de fortes influences cinéphiliques, on le verra), et les choix esthétiques qui s’ensuivent, que Looper retient l’attention et sort de l’ordinaire. On ne s’y attendait guère  --  c’est donc une excellente surprise.

            L’action se situe en 2044, mais ce monde du futur ressemble d’autant plus au nôtre que Rian Johnson inscrit une large partie de son histoire dans une réalité géographique bien précise : le Kansas des grandes plaines, avec ses terres à perte de vue, son « trop plein de ciel » et ses fermes bâties en bois. C’est dans ce décor bucolique et quasiment contemporain, admirablement saisi dans des cadrages en écran large proches de ceux d’un Jeff Nichols, que les « loopers » exercent leur coupable activité. Ils y reçoivent livraison en bordure de champs d’hommes ficelés et cagoulés qu’ils exécutent aussitôt et dont ils font ensuite disparaître le cadavre. Rien de très original, me direz-vous, si ce n’est que les condamnés arrivent du futur  --  de quelques trente ans plus tard. Car entre 2044 et 2074, des machines à voyager dans le temps ont été inventées et aussitôt interdites, mais que la Mafia du futur utilise en douce pour se débarrasser des gêneurs en les envoyant se faire éliminer trente ans auparavant, ni vu ni connu  --  il fallait y penser.

            L’idée de base est astucieuse, qui permet à Johnson, également auteur du scénario, d’aborder ensuite le véritable sujet de son film. Le grand patron de la Mafia de 2074 (un redoutable individu appelé le « Maître de la pluie ») a en effet décidé de « boucler la boucle »[1] en faisant éliminer en 2044 les « loopers » toujours vivants en 2074  --  mission que le « looper » concerné doit assurer lui-même, autrement dit tuer  celui qu’il sera en 2074. Après quoi il lui reste trente ans de vie dont il profitera jusqu’au jour où son exécution « boucle la boucle ». On voit sur quel vertige métaphysique un tel sujet peut déboucher. Et, qualité première du film, Johnson parvient à très bien mener son affaire, sans grandiloquence ni développements philosophico-existentiels filandreux, mais au contraire avec retenue et simplicité  --  même si le début de l’intrigue n’est pas toujours facile à suivre mais cela fait en quelque sorte partie du jeu.

            Car Joe (Joseph Gordon-Levitt), le « looper » héros du film, finit par se  retrouver un beau jour face à face avec lui-même plus vieux de trente ans (Bruce Willis), devenu un tueur aguerri et qui parvient à s’échapper  --  ce qui s’appelle « perdre sa boucle ». C’est que le vieux Joe est revenu avec une idée en tête : trouver celui qui deviendra l’impitoyable « Maître de la pluie » et le tuer alors qu’il n’est encore qu’un enfant  --  un enfant aux étranges pouvoirs télékinésiques qui ne sont pas sans rappeler le Furie (The Fury, 1978) de Brian De Palma[2]. On reconnaît là ce qui était l’argument de départ de Terminator (The Terminator, James Cameron, 1984) : intervenir sur le passé pour corriger l’avenir  --  une forme de rêve, ou de cauchemar, démiurgique. Je passe sur les péripéties multiples et habiles qui jalonnent le film, dont un spectaculaire règlement de comptes à mi-chemin de Peckinpah et de Tarentino, la Mafia de 2044 poursuivant avec acharnement les deux Joe pour les éliminer et retrouver le cours naturel du temps. Mais la solution trouvée par Johnson pour terminer son film et « boucler la boucle » à sa façon (inattendue, et que je tairai), aussi simple et évidente qu’elle apparaisse après coup, relance la réflexion sur la maîtrise du temps et de l’avenir que nourrit le film.

            Intéressant, le film l’est aussi par l’image du futur qu’il propose et qui échappe à la vision post-apocalyptique habituelle. Il y a bien eu en fait une manière d’apocalypse, mais pas celle qu’on imagine en général. Nul péril atomique ou écologique cette fois, nulle mutation monstrueuse, mais, peut-on penser, une longue crise financière et sociale qui a précipité l’Amérique (et peut-être le monde occidental tout entier) dans un avenir misérable et déglingué, une réalité trash assez voisine, la présence de Bruce Willis aidant, de celle imaginée par Terry Gilliam pour L’Armée des douze singes (Twelve Monkeys, 1995)[3] et où seuls les mafieux semblent parvenir à prospérer. Le jeune Joe, qui économise pour ses vieux jours, rêve d’aller s’installer en France, ce que lui déconseille Abe, celui qui dirige les « loopers » pour le compte de la Mafia (Jeff Daniels) : « Je viens du futur, crois-moi : vas en Chine ». Façon grinçante mais adroite pour le cinéaste de placer dans le même sombre alignement réalité d’aujourd’hui et fiction de demain.



[1] « Loop » signifie « boucle » en anglais.
[2] Un cinéaste de plus en plus souvent cité et dont, soit dit en passant, on commence à comprendre toute l’importance.
[3] Avec la même idée de voyage du futur vers le passé et l’idée de « boucle » qu’il peut inspirer, le personnage de Bruce Willis se voyant enfant assister à sa propre mort.

1 commentaire:

  1. Bref, si je vous suis bien, un film à ne pas... louper.

    (Oui, il fallait la faire : je me dévoue.)

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