12 novembre 2012

Fiction du réel et réalité de la fiction.


Argo, de Ben Affleck (2012).

            Acteur souvent brocardé pour ses mauvais choix et son talent jugé, à tort ou à raison, médiocre, Ben Affleck va-t-il finalement connaître l’heureux destin d’un Clint Eastwood, comédien vilipendé au début de sa carrière (certains le disaient « aussi expressif qu’une semelle de botte »), devenu un cinéaste reconnu et respecté, considéré aujourd’hui comme le « dernier des géants » d’un certain cinéma américain classique ? Il est certes difficile de préjuger de la suite de sa carrière mais, passé derrière la caméra en 2007 avec Gone Baby Gone, adapté d’un roman de Dennis Lehanne (autre point de convergence avec Clint Eastwood qui s’est attaqué, lui, à « Mystic River » du même Lehanne en 2003), il a fait depuis lors un parcours sans faute avec The Town en 2010 et aujourd’hui Argo.

            Inspiré de faits non seulement réels mais longtemps gardé secrets[1], comme le précise l’ouverture du film, eux-mêmes quelque peu romancés pour les besoins de la fiction, comme le précise cette fois le générique de fin, le film raconte comment six diplomates parvinrent à s’échapper de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran en 1979 et à quitter le pays après avoir trouvé refuge dans la résidence de l’ambassadeur du Canada tandis que leurs collègues étaient retenus en otages par des « étudiants islamiques » pendant 444 jours. L’Histoire avec une majuscule, aussi lourd qu’elle pèse, si elle est le prétexte du film n’en est pas pour autant  le sujet. Certains ont reproché à Ben Affleck et à son brillant scénariste Chris Terrio de réactiver un grossier cinéma de guerre froide appliqué cette fois aux islamistes iraniens et tel que l’illustra par exemple sur ses vieux jours le Hitchcock du Rideau déchiré (Torn Curtain, 1966) ou de L’Etau (Topaz, 1969) avec des Soviétiques pervers ou des barbus castristes démoniaques opposés à des Américains bien tranquilles[2]. Il y a sans doute ici un peu de ce manichéisme volontiers réducteur, même s’il n’est pas interdit de renvoyer tout ce beau monde dos à dos tant il est vrai que si les agents de la CIA peuvent agir de par le monde de façon discutable, les fondamentalistes islamistes ne sont pas non plus des enfants de chœur, si j’ose dire. Mais rassurons-nous, Affleck et Terrio ne prétendent donner aucune leçon de géopolitique et ce qui les intéresse en fait, c’est comment une fiction cinématographique aussi infantile qu’invraisemblable peut s’imposer à une réalité dramatique  --  et la dominer.

            Car il s’agit pour les autorités américaines d’exfiltrer les six fuyards sans risquer de mettre en cause la sécurité des autres otages  --  toute l’affaire étant mise finalement au crédit du gouvernement canadien. Aussi voit-on un aréopage de professionnels du renseignement, qu’on peut supposer sérieux et compétents, imaginer les solutions les plus rocambolesques, dont une fuite à bicyclette à travers l’Iran (« Et si certains ne savent pas faire de vélo, on leur apprendra ») jusqu’à ce qu’un agent encore plus inventifs que les autres (Ben Affleck) imagine la « meilleure des mauvaises solutions » (il n’y en a pas de bonnes) : transformer les six diplomates en une équipe de cinéastes canadiens venus faire des repérages en Iran pour un film de science-fiction intitulé Argo[3].

            Le film, une fois cette introduction passée, se divise alors en deux parties qui se répondent l’une l’autre : la première où l’on suit la préparation de la fiction et qui est elle-même une fiction mais où tout doit paraître vrai à défaut de l’être; la seconde où l’on assiste à la mise en scène de cette fiction dans la réalité qui devient du même coup une fiction de cinéma où chacun joue un rôle. On sait que le montage de fictions est, depuis longtemps, une des composantes essentielles de l’univers du renseignement, mais on aura rarement aussi clairement vu le jeu de tromperie qui s’y rattache. Il y a d’abord l’approche réaliste du monde du cinéma où chausse-trapes et faux-semblants composent le menu ordinaire. Deux personnages, l’un bien réel, le maquilleur John Chambers (décédé en 2001 et interprété ici par John Goodman), l’autre  inventé, le producteur Lester Siegel (Alan Arkin), montent ainsi la production d’un film où tout est vrai (scénario, casting, story-board, présentation à la presse, publicité dans les corporatifs, etc.) sauf le film lui-même qui n’existe virtuellement que pour justifier un voyage de repérages en Iran. C’est aussi l’occasion pour Affleck et son tandem d’acteurs en pleine forme et qui s’en donnent à cœur joie de se livrer à une satire jubilatoire des mœurs hollywoodiennes  --  moments de détente dans un récit constamment tendu.

            C’est précisément cette tension qui domine toute la seconde partie du film où il s’agit de donner vie à la fiction dans la réalité, et dans une réalité particulièrement dramatique. Les acteurs hollywoodiens sont remplacés par les diplomates devenus acteurs qui doivent endosser des rôles qui leur sont totalement étrangers  --  devenir donc de vrais acteurs interprétant de vrais rôles dans un monde bien réel et infiniment dangereux. Lors d’un ultime contrôle à l’aéroport, l’un d’eux, celui qui a exprimé le plus de doutes sur la vraisemblance de la fiction, se lance dans une saisissante description du film, story-board à l’appui  --  sa liberté et celle de ses compagnons tenant alors à la seule crédibilité du personnage qu’il joue, la fiction devant nécessairement l’emporter sur la réalité. Cette confusion entre vrai et faux, entre fiction et réalité culmine dans la très longue séquence finale de l’évasion où  Affleck réunit en un brillant jeu de montage parallèle les différents fils de son intrigue. C’est alors un généreux moment de pur cinéma que s’offre et nous offre Ben Affleck avec une virtuosité qu’un Hitchcock aurait appréciée[4] et où il démontre sans avoir l’air d’y toucher un talent de cinéaste désormais parfaitement maîtrisé et très classique, tout en jetant un regard légèrement distant et ironique sur ce jeu d’illusionniste qu’est l’art cinématographique.



[1] Et déclassifiés par le président Clinton en 1997.
[2] Je me réfère là au titre français du roman de Graham Greene (et de son adaptation cinématographique par Joseph Mankiewicz en 1958) « The Quiet American » (1955) qui décrivait le comportement discutable de la CIA dans le Sud-est asiatique des années 50. Ben Affleck  rappelle également au début de son film le rôle peu reluisant joué par la CIA dans le coup d’Etat destiné à placer le Shah au pouvoir en 1953.
[3] Et proche à beaucoup d’égards du Flash Gordon que réalisa Mike Hodges à la même époque.
[4] Difficile à cet instant de ne pas songer à la séquence finale du Rideau déchiré (pas le meilleur de ses films certes mais on y trouve quelques fabuleux moments de cinéma) où les passagers d’un autocar « fictif » tentent de faire quitter l’Allemagne de l’Est à Paul Newman et Julie Andrews tandis que l’autocar « réel » se rapproche dangereusement d’eux. Ceux qui gardent en mémoire cette séquence aux transparences calamiteuses (mais c’est une constante hitchcockienne) me comprendront.

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