16 septembre 2012

Sans loi ni grandeur.


Des Hommes sans loi (Lawless), de John Hillcoat (2012).

            Si de nombreux films ont été consacrés aux bootleggers, ceux qui faisaient le commerce de l’alcool illégal à l’époque de la prohibition, il y en a eu beaucoup moins en revanche pour s’intéresser aux bouilleurs de cru qui le fabriquaient  --  ceux que l’on appelait les moonshiners parce qu’ils profitaient de la nuit et du clair de lune pour exercer leurs coupables activités. Il n’y en a pas eu beaucoup non plus pour s’attacher à ces « pauvres blancs » des Appalaches, côté deep south, portant salopettes et feutres déformés, connus sous le nom de hillbillies  --  petites gens des collines, ombrageux et souvent ignorants, vivant en famille autour d’un alambic clandestin. Aussi, adaptant un roman de Matt Bondurant[1], John Hillcoat (cinéaste australien « récupéré » par Hollywood) et son scénariste et musicien Nick Cave abordent-ils ici des terres relativement vierges ou, à tout le moins, fort peu fréquentées  --  même sur le plan littéraire[2].

            Inspiré, comme le dit une formule irritante mais de plus en plus répandue, « de faits réels », Des Hommes sans loi s’intéresse donc aux frères Bondurant, bouilleurs de cru qui, au début des années 30, défrayèrent la chronique du Comté de Franklin en Virginie, connu pour avoir été la capitale mondiale de la distillation clandestine. Il y a l’aîné, Forrest (Tom Hardy, le très méchant Bane de The Dark Knight Rises), une force de la nature taciturne, réputé être immortel, Howard (Jason Clarke), le cadet, et Jack (Shia La Beouf), le benjamin, qui a du mal à se hisser au niveau de ses frères mais va tout faire pour y parvenir  --  dût-il mettre en péril la sécurité du clan. Face à eux se dresse un agent du FBI (Guy Pearce), sorte de dandy raffiné et sadique, dont ils finiront par avoir la peau au terme d’un règlement de comptes particulièrement sanglant.

            Même si sa sympathie va vers les bouilleurs de cru, Hillcoat n’héroïse aucun de ses personnages : point de mauvais garçon à l’aura romantique ici, et même Jack témoigne d’une ambiguïté certaine entre son désir d’une vie ordinaire lorsqu’il courtise une jeune quaker (Mia Wasikowska) et sa fascination pour les exploits de hors-la-loi de ses frères qu’il entend imiter voire dépasser. Je ne suis pas du tout certain, comme je l’ai lu ici ou là, que Hillcoat illustre à sa façon la vieille idée fordienne (dans L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) qui veut que quand la légende devient un fait, il faut imprimer la légende. Il n’y a aucune grandeur dans cette geste des « moonshiners » dont on nous donne ici le récit, pas plus que dans la description d’un agent du FBI aux antipodes d’Elliott Ness et de ses incorruptibles. Forrest Bondurant lui-même, dont la légende voudrait faire l’égal d’un dieu, mourra assez piteusement d’une pneumonie après avoir pris froid. On ne manquera pas de voir dans cette vision sans gloire le reflet d’une époque contemporaine désenchantée, qui a perdu ses illusions et où même les super-héros ont du vague à l’âme.

            Une fois encore, après The Proposition (2005) et La Route (The Road, 2009), Hillcoat impose ici les qualités visuelles d’une mise en scène parfaitement maîtrisée  --  bien soutenu il est vrai par le travail de Benoît Delhomme, son fidèle chef-opérateur français. Une mise en scène irréprochable, où rien n’est laissé au hasard  --  et l’on peut être sensible à l’hommage qu’il rend au grand photographe Walker Evans qui, dans les années de la Grande Crise, parcourut le sud profond, saisissant non seulement les images très célèbres des fermiers du Comté de Hale en Alabama[3] mais aussi, on le sait moins, les signes d’une modernité en marche à travers enseignes, affiches ou panneaux publicitaires géants. Hillcoat en ponctue son film dans une reconstitution d’époque qu’on pourrait presque dire maniaque.

            Mais c’est peut-être ce soin extrême qui, paradoxalement, nuit à la qualité du film qui se révèle finalement, en dépit de quelques sanglants éclairs de violence, un peu trop lisse. On aurait aimé pour le coup moins de perfection et davantage de rugosité campagnarde dans cette histoire toute de bruit et de fureur mais dont l’écho nous parvient singulièrement atténué. Un Aldrich, certes infiniment plus grossier dans sa mise en scène, y était très bien parvenu jadis dans son adaptation de Pas d’orchidées pour Miss Blandish (The Grissom Gang, 1971) où il retrouvait l’atmosphère paysanne du Sanctuaire de Faulkner[4]  --  ou encore Roger Corman, avec les gangsters en salopettes et à demi demeurés de Bloody Mama (1970), ou Hillcoat lui-même dans The Proposition, étonnant « western » australien qui demeure à ce jour son meilleur film. Dommage également que le scénario néglige et même sacrifie certains personnages intéressants dans le contexte historique de l’époque (le bootlegger Floyd Banner qu’interprète Gary Oldman par exemple) pour faire la part belle à des intrigues sentimentales somme toute secondaires bien que s’intégrant de plein droit, c’est vrai, dans une chronique qui se veut familiale  --  justifiant du même coup un épilogue où chacun rentre dans le rang de la loi et de l’ordre. Regrettons donc que ces faux-pas mineurs, mais sans doute évitables, diminuent quelque peu les mérites d’un film que l’on peut certes juger un peu trop ripoliné mais que la patine du temps (les films se jugent le plus souvent en appel) bonifiera peut-être.



[1] Il est le petit-fils de Jack Bondurant (qu’interprète ici Shia LaBeouf) et c’est sa propre famille dont il décrit les sanglantes aventures dans son roman The Wettest County in the World, traduit sous le titre Pour quelques gouttes d’alcool aux éditions de l’Archipel et qui vient d’être réédité (actualité oblige) sous le titre de Des Hommes sans loi (Archipoche).
[2] Pour qui s’intéresserait à ces terres appalachiennes aussi rustiques que violentes je ne saurais trop recommander les excellents romans de Ron Rash, Un Pied au Paradis et Serena (tous deux publiés aux éditions du Masque) et Le Monde à l’endroit que les éditions du Seuil viennent tout juste de faire paraître.
[3] Qui illustrent le grand livre de James Agee Louons maintenant les grands hommes, disponible chez Plon dans la mythique collection « Terre humaine ».
[4] Que, rappelons-le, Chase plagie sans vergogne, mais avec habileté, dans son roman.

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