7 septembre 2012

Du cinéma de papa?


Cherchez Hortense, de Pascal Bonitzer (2012).

            Qui a connu Pascal Bonitzer il y a une quarantaine d’années, à l’époque où il était « critique et théoricien de haut vol aux Cahiers du Cinéma »[1], revue qui mêlait alors, dans un indigeste salmigondis, sémiologie, psychanalyse, structuralisme, marxisme, maoïsme et quelques autres ismes que j’ai oubliés, époque aussi où il invitait un parterre d’étudiants vite découragés (j’en étais) à décortiquer plan par plan le Mabuse de Fritz Lang (qui n’en demandait pas tant) selon les différents préceptes théoriques évoqués plus haut ; qui a donc connu Pascal Bonitzer dans ces années-là peut légitimement s’étonner de le voir signer aujourd’hui un film tel que celui-ci. Le Bonitzer d’alors ne manquerait sans doute pas de considérer de haut le Bonitzer d’aujourd’hui et d’exécuter sommairement et avec mépris Cherchez Hortense, lui reprochant notamment d’appartenir à la frange la plus outrageusement bourgeoise et rétrograde d’un cinéma dit « de la qualité française » que les Cahiers stigmatisèrent cruellement en d’autres temps  --  Nouvelle Vague contre cinéma de papa, voire de grand-papa ; avant-garde éclairée contre arrière-garde obscurantiste. Il aurait cependant grand tort.

            On peut en effet légitimement ne pas trop regretter le théoricien donneur de leçons de ses années de jeunesse (mais donneurs de leçons, nous l’avons tous été un jour ou l’autre), le scénariste pas toujours inspiré qu’il fut ensuite (pour le compte d’André Téchiné et de Jacques Rivette entre autres), et même le cinéaste tâtonnant de ses débuts il y a une quinzaine d’années, et saluer aujourd’hui la réussite que représente Cherchez Hortense, comédie humaine tout à la fois drôle et grave, désenchantée et toute empreinte d’une douloureuse mélancolie.

            Il y a assurément dans le portrait de ce quadragénaire (joué cependant par un sexagénaire à peine plus jeune que le cinéaste lui-même, ce qui contribue à brouiller les pistes[2]) une certaine part autobiographique, comme souvent semble-t-il chez Bonitzer qui sacrifie volontiers à l’autofiction ambiante, mais ce personnage fripé et plutôt mal à l’aise dans sa vie et qui entretient des relations difficiles avec à peu près tout le monde porte à sa façon les couleurs de toute une génération  --  et Bacri sait, comme souvent, rendre admirablement cette sorte de vulnérabilité tapie au cœur d’un individu à première vue de peu d’intérêt, muré dans sa misanthropie et son égocentrisme. Bonitzer cependant, et c’est tout le sujet de son film, offre à son personnage à première vue peu attirant une sorte de rachat quand, matin après matin, il se réveille dans son appartement bourgeois pour comprendre  qu’il n’a  rien compris au monde qui l’entoure  --  que son père n’est sans doute pas l’homme qu’il imaginait, que sa compagne a soif d’aventures sentimentales, que son fils grandit et lui échappe et que la réalité du monde met à mal sa lâcheté personnelle. On n’en regrettera que plus une fin ratée, avec retrouvailles sentimentales et apparition nostalgique d’un vieux garde rouge venu du fond des âges   --  tout en se demandant si les fins ratées ne deviennent pas la marque de fabrique du cinéma français contemporain.

            Difficile de ne pas penser ici au cinéma de Claude Sautet, période Dabadie, de Vincent, François, Paul et les autres (1974) à Une Histoire simple (1978) en passant par Mado (1976) --  ce dernier film sans Dabadie. On y retrouve cette aptitude à appréhender un certain réel à travers des personnages dont aucun n’est négligé et qui tous sonnent juste. Outre les qualités d’écriture dont son film témoigne (tant au niveau du scénario que des dialogues), Bonitzer sait admirablement saisir ses personnages, exactement comme Sautet, à travers leurs gestes les plus ordinaires  --  manger, boire ou allumer une cigarette. Sautet, on s’en souvient, n’aimait rien tant que les scènes de bistrot (au comptoir) ou de restaurant (à table), et Bonitzer retrouve ici cette même convivialité, cette même vision du monde généreuse tout en étant critique. Reste que Sautet, en scénariste plus qu’aguerri, savait, lui, terminer ses films.

            Sans doute aussi le cinéaste se verra-t-il reprocher la vision qu’il donne de notre époque et qu’on ne manquera pas de juger déformée et bourgeoise. Un comble pour celui qu’il fut il y a quarante ans. On ne peut certes guère nier le caractère socialement privilégié de la plupart de ses personnages, et la jeune et jolie sans-papier qu’il met en scène (c’est Isabelle Carré) vient des Balkans et non du fin fond de l’Afrique noire et paraîtra donc aux yeux des purs et durs trop  exemplaire pour être honnête. Mais cette facilité, qui n’en est pas vraiment une, empêche le film de verser dans une forme de démagogie démonstrative et fallacieuse qu’un cinéma « engagé » ne nous épargne pas toujours. Il n’est pas mauvais non plus de rappeler au passage (on n’a que trop tendance à l’oublier) qu’il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour découvrir la misère du monde.

            Enfin, comme Sautet avant lui et dans le sillage d’une tradition longtemps honnie,  le cinéma de Pascal Bonitzer se veut aussi, sinon d’abord, un cinéma d’acteurs  --  des acteurs qu’il dirige avec précision tout en laissant l’essence de leur talent s’exprimer, sachant que depuis les Raimu et autres Jouvet ce sont souvent les acteurs qui sauvent le cinéma français. Jean-Pierre Bacri, même dans un rôle qui lui est familier, joue avec autant de mesure que de pudeur, Kristin Scott-Thomas sait laisser deviner la fêlure sous l’autorité d’un personnage qui prétend diriger sa vie comme une pièce de théâtre, Claude Rich compose avec gourmandise un rôle de père plus ambigu qu’il ne veut le laisser paraître  --  et l’on ne saurait négliger des seconds rôles un peu excentriques (Jackie Berroyer et quelques autres) qui ajoutent encore à la saveur de l’ensemble. Aussi aurait-on grand tort de faire la fine bouche devant un film qui célèbre à sa façon la gastronomie  --  de la cuisine japonaise à la tête de veau sauce gribiche.



[1] Ce jugement n’engage que le rédacteur du journal Le Monde qui l’a formulé dans le numéro daté du mercredi 5 septembre.
[2] Le personnage de Damien (Jean-Pierre Bacri) dit s’être rendu en Chine juste après son bac, l’année d’avant Tian’anmen, c'est-à-dire donc en 1988, ce qui le fait naître autour de 1968 ou un peu après  --  et non en 1951 comme Bacri lui-même (et encore moins en 1946 comme Bonitzer).

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