23 septembre 2012

Du bon usage de la paranoïa.


Jason Bourne : l’héritage (The Bourne Legacy), de Tony Gilroy (2012).

            Longtemps, pour le cinéma américain, l’image du mal s’est incarnée dans ces ennemis étrangers que furent tour à tour le nazi et le communiste, avec leurs variantes domestiques : l’espion ou le saboteur  --  bref : le terroriste. Cette image demeure d’autant plus forte aujourd’hui que le 11-septembre lui a donné un évident regain d’actualité. Mais il est un autre ennemi,  dont on peut dater l’apparition du début des années 60 avec l’assassinat de John Kennedy et les soupçons de complot qu’il a nourris (et continue de nourrir d’ailleurs), et que l’on appellera moins ennemi intérieur (il s’agirait alors d’une sorte de cinquième colonne) qu’ennemi familier. Il n’est pas indifférent que ce soit un cinéaste proche des Kennedy, John Frankenheimer, qui, le premier, a illustré ce glissement, d’abord avec The Manchurian Candidate (Un Crime dans la tête, 1962), qui met en scène un assassinat politique en lien avec la guerre de Corée et le maccarthysme, mais surtout avec Seven Days in May (Sept jours en mai, 1964) qui décrit une tentative de coup d’état militaire aux Etats-Unis[1]. The Parallax View (A cause d’un assassinat, Alan J. Pakula, 1974) et Three Days of the Condor (Les Trois jours du condor, Sydney Pollack, 1975) débusquaient une dizaine d’années plus tard l’ennemi au cœur  même du système en dénonçant les méfaits de certaines agences gouvernementales, frayant la voie à une longue série de thrillers paranoïaques dont la trilogie Jason Bourne fait assurément partie. L’ennemi peut être désormais n’importe qui, et surtout quelqu’un de votre propre camp qui vous manipule jusqu’à ce que mort s’ensuive  --  voilà pour le postulat de base d’un genre que l’intrusion récente des nouvelles technologies n’a fait qu’exacerber en l’enrichissant de ressources nouvelles.

            On pouvait penser l’histoire de Jason Bourne plus ou moins achevée avec The Bourne Ultimatum (La Vengeance dans la peau, Paul Greengrass, 2007) bien que l’apparition de nouveaux protagonistes (qu’on retrouve ici plus ou moins fugitivement) pût laisser la porte ouverte à de nouveaux développements. Et, de fait, le filon était trop juteux pour qu’on le laissât échapper aussi facilement. Juteux mais aussi de très grande qualité par la grâce d’un réalisateur habile, Paul Greengrass, appliquant à la fiction les règles esthétiques du documentaire (méthode qu’il avait expérimentée dans Bloody Sunday, 2002), mais aussi (on l’avait peut-être moins remarqué) d’un excellent scénariste devenu depuis lors cinéaste à part entière, Tony Gilroy. Et c’est à lui, coup de génie si j’ose dire, qu’a été confié le soin de relancer la série sur de nouvelles bases (il n’est plus cette fois question d’un héros amnésique) mais en conservant la dimension paranoïaque du projet initial  --  mes employeurs sont mes meilleurs ennemis et n’importe qui peut vouloir ma peau.

            Pour éviter un scandale d’Etat, une officine de la CIA dirigée par un agent aussi propre sur lui que froid et tordu (Edward Norton) organise un grand nettoyage en éliminant sans état d’âme tous les protagonistes d’un projet destiné à modifier génétiquement des agents de terrain pour en améliorer les qualités physiques et intellectuelles et les rendre quasiment invulnérables  --  « un maximum d’efficacité pour un minimum d’empathie », comme le dit en toute simplicité une des responsables de l’entreprise. Ainsi un certain Aaron Cross (Jeremy Renner) fait-il son apparition en jouant d’entrée de jeu les gibiers en compagnie d’une scientifique (Rachel Weisz) tout juste échappée du massacre de son équipe  --  éprouvante séquence, d’un réalisme glaçant. Comme on ne change pas une formule qui marche et qu’il sait au demeurant admirablement organiser son affaire, Gilroy lance tout son monde à travers les Etats-Unis et jusqu’à Manille dans une course-poursuite forcément haletante (mais on ne s’en plaint pas) où les nouvelles technologies témoignent d’une efficience redoutable dans tous les sens du terme. La fin du film laissant l’intrigue en suspens (sur l’air bien connu de : « ils s’en sortent mais… »), on peut supposer qu’une suite est prévue, et pourquoi pas ? Car le plaisir est au rendez-vous de cette bande dessinée menée à vive allure mais qui ne néglige pas pour autant de donner au passage des coups de griffe à un système d’une opacité rien moins que démocratique. On dira, et l’on n’aura pas entièrement tort, que le spectacle l’emporte sur l’analyse, mais c’est la loi du genre, il faut l’accepter ou passer son chemin, et si le premier est attrayant, la seconde, aussi sommaire soit-elle, n’en est pas erronée pour autant.

            Sans doute est-il encore trop tôt pour le dire, mais on peut cependant s’interroger sur la trajectoire de Tony Gilroy, qui l’apparente à certains cinéastes de l’âge classique du cinéma américain  --  ceux qui parvenaient à faire œuvre personnelle en respectant les règles des studios et des producteurs. Des trois films qu’il a réalisés jusqu’ici (Michael Clayton, 2007, et  Duplicity, 2009, en plus de celui-ci), mais aussi dans certains des scénarios qu’il a écrits pour d’autres (la trilogie Bourne ou State of Play/Jeux de pouvoir, Kevin Mcdonald, 2009), il laisse apparaître des thèmes aussi forts que récurrents et où se mêlent duplicité, manipulation et conspiration. Il y a là, sinon déjà une vision d’auteur, au moins ce que l’on pourrait appeler des préoccupations convergentes. Ajoutons, pour compléter agréablement le tableau, une parfaite maîtrise technique du récit et deux acteurs principaux suffisamment peu glamour (imaginez Angelina Jolie à la place de Rachel Weisz) pour donner à leurs personnages une certaine authenticité doublée d’une réelle épaisseur humaine, en dépit du caractère résolument rocambolesque des péripéties. Contrairement aux séries Alien et Men in Black désormais à bout de souffle, la franchise Jason Bourne semble avoir encore de beaux jours devant elle.



[1] Notons que la bande dessinée de Jean Van Hamme et William Vance, XIII, très inspirée au départ du roman de Robert Ludlum La Mémoire dans la peau (Robert Laffont, 1981), reprend cette idée d’une tentative de coup d’état militaire dans l’épisode intitulé Rouge Total (Dargaud, 1988).

2 commentaires:

  1. La figure de l’ennemi intérieur ne remonterait-elle pas à quelques décennies plus tôt ? On peut penser notamment à Hitchcock période anglaise, avec The 39 Steps et Saboteur. Le motif de l’homme (ou du couple, d’ailleurs) traqué par des forces nombreuses, puissantes et obscures, central dans les films "Bourne", est d’ailleurs une des spécialités de Hitchcock dès avant la guerre.

    Quant à votre remarque qui assimile ce film à une «bande dessinée» sans expliquer vraiment à quel titre (on pourrait après tout retourner l’argument en postulant que XIII est du "cinéma porté sur le papier"), je vous renvoie à l’essai de Jochen Gerner intitulé « Contre la bande dessinée », qui montre combien c’est un lieu commun pour les critiques de cinéma que d’apparenter à la bande dessinée n’importe quel film qui leur semble trop creux et invraisemblable, ou en tout cas trop construit sur, comme vous dites, une «formule qui marche».
    (Comme si les drames historiques, les histoires sentimentales échevelées, ou encore les études-de-personnages-psychologisantes, ne relevaient pas, tout autant, de "formules" destinées chacune à leur propre cœur de cible... mais étrangement on parle peu de bande dessinée à leur sujet.)

    On peut enfin regretter que, là où les traducteurs de la trilogie de Ludlum avaient fait l'effort de trouver des titres similaires pour les trois premiers ouvrages, le titre français de ce nouvel épisode ne s’inscrive pas dans la continuité. Wikipédia m’apprend que les récents livres dont s’inspire cette nouvelle fournée, sont dûs à un certain Van Lustbader qui en a déjà commis six de plus... Autant dire que selon toute vraisemblance, nous n’en avons pas fini avec Jason Bourne et ses épigones.

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    1. Merci pour votre commentaire... et votre rapidité!
      Peut-être existe-t-il des films américains mettant en scène des conspirations d’Etat avant les années 60 mais je n’en vois pas. Les exemples que vous donnez ne sont aucunement pertinents : vous le dites vous-même, il s’agit de la période anglaise d’Hitchcock. Quand, plus tard, aux Etats-Unis, il sacrifiera au genre du film d’espionnage, la nationalité des ennemis sera soit clairement identifiée (« Le Rideau déchiré » ou « L’Etau ») soit laissée dans le vague (« L’Homme qui en savait trop » ou « La Mort aux trousses ») -- mais étrangère à coup sûr. Pendant la guerre (ou juste avant), il s’agira des nazis -- voir « Correspondant 17 » ou le bien nommé « Cinquième colonne » (« Saboteur » en anglais).
      L’arrivée récente des « romans graphiques » a sans doute quelque peu gommé la frontière entre cinéma et bande dessinée. Ainsi pourrait-on imaginer aujourd’hui « Citizen Kane » en BD, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans. Le cinéma porté sur le papier existe bel et bien et s’appelle depuis un certain temps déjà « story board ». Mais quand j’évoque la bande dessinée à propos d’un film je veux parler de péripéties nombreuses, pas forcément vraisemblables et avec du suspense, un peu à la façon des « serials » d’autrefois. Je ne vous ferais pas l’injure de croire que vous ne m’aviez pas compris…

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