31 août 2012

Une époque qui tourne mal.


Superstar, de Xavier Giannoli (2012).

            Imaginez qu’un Grégoire Samsa d’aujourd’hui se réveille un matin métamorphosé non pas en un repoussant cancrelat mais au contraire en une sorte d’idole adulée du public et poursuivie par micros et caméras, et vous obtiendrez les prémices de la fable kafkaïenne que développe Xavier Giannoli dans son dernier film, Superstar.

            C’est donc l’histoire d’un Martin quelconque, ici Kazinski mais le nom ne fait rien à l’affaire, homme modeste et perdu dans la masse des anonymes que nous sommes, qui vit dans son coin sans rien demander à personne sinon de demeurer ignoré du monde, et qui devient célèbre du jour au lendemain. Avec son physique passe-partout, Kad Merad incarne à merveille ce personnage transparent qu’on pourrait qualifier, en paraphrasant Alexandre Vialatte, de « pull-over habité ». Comment et pourquoi en est-il arrivé là, on ne le saura pas, mais des pistes sont lancées (car, comme à tout, il y a bien une origine), qui toutes partent d’internet, cette toile d’araignée virtuelle au centre de laquelle se débat sous nos yeux incrédules et bientôt horrifiés un quidam emporté par les débordements d’une époque qui tourne décidément très mal.

            Ainsi, sans grands discours théoriques, sans pathos (ou peu s’en faut) ni grandiloquence, Xavier Giannoli fait-il le procès de notre temps : internet où tout est permis, médias avides de sensationnel, télé-poubelle où l’on flatte avec cynisme et complaisance la stupidité du public, centres commerciaux sans âme qui baignent dans une lumière glauque de fin du monde, récupération politique où la contestation même devient objet de mise en scène (« Indignez-vous ! », disent-ils), masses veules et stupides satisfaites d’être soumises à la dictature de l’euphorie permanente (rire et applaudir), bref : un grand jeu de massacre d’où n’émerge qu’un champ de ruines  --  notre époque.

            D’aucuns diront que Giannoli en rajoute, caricature, voire méprise en se complaisant dans l’étalage de toutes les turpitudes de nos sociétés contemporaines. Mais on pourrait répondre que, bien au contraire, il en laisse de côté, de ces turpitudes, et non des moindres, des intégrismes religieux aux dérives de la finance par exemple ; mais il est vrai aussi que c’est à nous-mêmes que le cinéaste tend un miroir, car le cauchemar que vit Martin ne serait rien s’il n’était relayé (que dis-je, relayé : sollicité, exigé même) par cette masse protéiforme qu’on appelle le public, et sa sacro-sainte opinion  --  un public dont nous faisons tous parti, prompts (et encouragé) à saisir à tous moments l’image qui passe en dégainant des téléphones portables en forme d’appareils photographiques. Car même quand nous nous considérons au-dessus de la mêlée, sommes-nous si sûrs de ne pas, ici ou là et temps à autre, hurler avec les loups ?

            C’est dire que le propos de Giannoli n’est guère aimable puisqu’il ne sauve personne du désastre  --  pas même son Martin, exaspérant dans son insignifiance, incapable de se rebeller et finalement aussi ambigu que ceux qui le persécutent. Son refus même de toute célébrité devient objet de célébrité et de récupération médiatique  --  vouloir être banal, ordinaire ou, comme dit l’autre, normal, se trouve vite transformé en pose, en ultime rouerie d’individus qui, dit-on, ne savent plus quoi inventer pour faire parler d’eux. Mais ce Martin-là n’a rien du héros chaplinesque d’autrefois qui savait adresser un pied-de-nez à la société des puissants ou lancer la patte pour faire tomber le représentant de l’ordre  --  permettre en somme la revanche du faible sur le fort et du pauvre sur le riche. Aussi finit-il par rentrer dans le rang, accepter les règles du jeu et l’encombrante célébrité qui va avec, en signant un livre autobiographique dont il n’a pas écrit une seule ligne. Regrettons simplement ici que Giannoli n’aille pas tout à fait jusqu’au bout de sa démonstration en rachetant in extremis son personnage (et celui de la journaliste qu’interprète Cécile de France) par une fin plutôt ratée  --  reprise de Quand j’étais chanteur (2006) où elle n’était déjà pas très bien venue.

            Mais ce qui fait de Superstar, à ce jour, le film français le plus intéressant de l’année, et de loin, ne tient pas seulement à son sujet et aux développements que lui donne un cinéaste qui, de film en film et singulièrement depuis son précédent, A l’origine (2008), manifeste une cohérence d’inspiration qui laisse bien augurer de son œuvre à venir. C’est que l’on rencontre ici des qualités purement cinématographiques (investir un décor, mettre en place une action et lui donner du rythme, décider du bon cadrage, diriger ses acteurs au plus juste) dont le  cinéma français se montre bien trop avare pour qu’on ne se plaise pas à les souligner ici. D’autant que Giannoli sait au surplus s’entourer de collaborateurs dont le talent s’accorde à ses exigences (très belle photographie de Christophe Beaucarne, partition remarquable de Mathieu Blanc-Francart). Il ne lui reste juste qu’à resserrer quelques boulons dans l’écriture de son scénario pour réussir un film totalement abouti. Le prochain peut-être.

2 commentaires:

  1. En partie inspiré par votre point de vue (eh oui, bienvenue parmi les Nouveaux Médias Prescripteurs®...), je me suis trouvé récemment dans une salle où l’on projetait «Superstar». J’en ressors avec une impression partagée, même si les qualités du film sont indéniablement nombreuses, à commencer par la mise en scène.

    Vous n’évoquez pas, me semble-t-il, le paradoxe central de la chose (et le malaise qui, pour ma part du moins, s’ensuit).

    Récapitulons.
    Acte I - Le propos, censément dénonciateur, de Giannoli, est ici de dénoncer la superficialité de la société et la machine industrielle (médiatico-culturelle) qui s’en repaît.

    Acte II - Il montre également, de façon très juste quoi que lourdement appuyée, combien ladite machine est prompte à se nourrir des discours de contestation : «notre positionnement marketing, c’est d’être anti-marketing» (processus de récupération/légitimation qui a été largement analysé, de Baechler à Boltanski & Chiapello).

    Acte III - ... et il fait tout cela, sans sourciller, au moyen d’un produit qui cumule ABSOLUMENT TOUS les travers qu’il prétend dénoncer. Film à gros budget, distribué de la façon la plus classiquement commerciale possible (son producteur est également responsable du prochain "Astérix"), promu sans complexe sur les mêmes plateaux télé que celui qu’il dépeint, monté et filmé autour d’une vingtaine de placements publicitaires (oh le beau gros plan que rien ne justifie que Nokia, bonjour la séquence Apple, etc.), casté suivant tous les principes essentiels du star-system (Kad Merad dans le rôle du brave gars, quel choix inattendu et audacieux !) et de l’affirmative-action (le gentil rappeur, le gentil travesti, les gentils handicapés). Illustration ultime de cette fabrication, la "partition remarquable" de M. Blanc-Francart l’est d’autant plus qu’elle s’articule en fait autour... d’une musique hollywoodienne achetée à Hans Zimmer (oui, celui qui fait Batman).

    Résumons. Forts de cette courageuse et audacieuse dénonciation, nous pouvons chacun nous en retourner satisfaits. Le spectateur, fier de sortir enfin du lot de par sa prise de conscience humaniste (quoiqu’appliquée un peu à la truelle). La machine médiatique, comblée d’avoir ainsi un nouveau prétexte pour se livrer à l’exercice d’auto-congratulation qu’elle affectionne : "un film décalé qui porte un regard critique sur la télé, comme vous avez raison, on en reparle après la pub". Le réalisateur, s’offrant une image d’agitateur contestataire à peu de frais... Et le héros, qui a enfin décroché la timbale, enfin, la fille. En cela, la fin n’est pas "ratée" comme vous le considérez : elle est, au contraire, la conclusion logique et cohérente d’une n-ième parenthèse contestataire dans le ronron culturel habituel, alors même qu’il est ici établi que ces parenthèses font partie intégrante du discours d’auto-validation médiatique, et qu’elles portent en elles-même leur propre désamorçage (je vous renvoie par exemple à la Mythologie de Barthes sur « l’Écrivain en vacances »).

    Faut-il en conclure que Giannoli aurait dû s’abstenir, ou s’interdire le circuit mainstream ? Je ne le pense pas, et il n’y a rien de déshonorant en soi à fabriquer des produits commerciaux. Mais l’ambiguïté de _ce_ produit-ci, dont on ne sait s'il relève de l’hypocrisie manipulatrice, de la quête d’absolution façon méthode Coué, aurait gagné à être reconnue voire mise en jeu par son auteur même. Là où le cinéma américain n’en finit plus de s’empêtrer dans l’auto-référence et le "méta", Superstar se heurte à la limite d’un certain cinéma français : l’inaptitude à aller au-delà du premier degré.

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  2. Au risque de sembler converser avec moi-même, revoir récemment une affiche de ce film dans le métro m’a amené à préciser l’ambivalence que je décrivais (longuement) ci-dessus : le film de Giannoli est effectivement vendu dans un emballage -- semble-t-il -- délibérément outrageux (titre court, couleurs rose bonbon etc.), mais la "tagline" de l’affiche reprend exactement le slogan imaginé par le personnage archi-pourri du film : « l’homme qui ne voulait pas être célèbre ». Que devons-nous en conclure ?

    Une lecture apologétique n’est certes pas impossible au (disons) douzième degré : cette affiche nous invite à remettre en question notre propre regard, le voyeurisme de la société et particulièrement des petites gens, etc. Cependant la lecture la plus évidente de cette affiche me semble exactement celle que j’exposai précédemment : pour vendre sa fable philosophique, toute « kafkaïenne » qu'elle puisse être comme vous le faites remarquer, l’auteur (ou ses commanditaires) n’hésite pas à passer par l’orientation fait-divers/voyeurisme/indignation-sur-commande qu’il dénonce, détruisant de ce fait toute sincérité de son propos et transformant in fine sa dénonciation en une entreprise de réhabilitation/validation du système industriel médiatique. (Après tout, il y a un marché _aussi_ pour le cinéma contestataire et prétendûment anti-système.)

    Avec sa narration finalement assez convenue (les méchants sont objectivement très méchants, la jolie journaliste ne peut étouffer sa conscience jusqu’au bout, les petites gens sont des poires, l’argent corrompt donc ne cherchons surtout pas à monter dans l’échelle sociale, les marginaux gagnent à être connus, les handicapés ont un cœur d’or et j’en passe), « Superstar » transforme ce qui aurait pu être une dénonciation ô combien méritée en un produit culturel qui n’embarrassera finalement personne : quelles que puissent être ses qualités de mise en scène, la seule justification de ce film n’est, en dernière analyse, qu’un discours de dépolitisation.

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