10 mai 2012

Un sacrifice ordinaire.


Barbara, de Christian Petzold (2011).

            Il y a pour le cinéma allemand différentes façons d’évoquer les années où le pays était coupé en deux : la façon satirique, drôle mais acide de Good Bye, Lenin ! (Wolfgang Becker, 2003) ; celle, plus classique, plus ample aussi, d’un suspense à coloration autant policière que politique, proposée par La Vie des autres (Das Leben den Anderen, Florian Henckel von Donnersmarck, 2007) ; une troisième enfin que l’on aborde avec Barbara, dédramatisée et pourtant très tendue, reconstitution discrète et pourtant toujours exacte. Ainsi l’intrigue apparaît-elle à première vue d’une simplicité extrême, comme dénuée de tout relief dramatique.


            Dans la R.D.A. de 1980, une jeune doctoresse berlinoise, Barbara Wolff (Nina Hoss), est mutée, sans doute pour raison disciplinaire (entendez : pour refus des règles en vigueur dans le paradis communiste), dans l’hôpital d’une petite ville de province, au nord du pays, non loin de la mer Baltique. Bien qu’étroitement surveillée par les agents locaux de la Stasi, elle prépare son passage à l’Ouest pour y rejoindre son amant et mener, pense-t-elle, une vie plus heureuse. Mais, d’un événement à l’autre, des sentiments qu’elle ressent pour un de ses collègues à son attachement pour une jeune fille incarcérée dans un camp de travail, elle finira par choisir une autre voie que je ne révélerai pas ici pour conserver un minimum de suspense à un film dont, convenons-en, ce n’est pas le souci majeur.

            Reste cependant que le récit ne se développe pas pour autant de façon plate, bien au contraire. Adoptant un regard volontiers neutre, celui de l’observateur attentif mais détaché, Petzold parvient scène après scène à créer un état de tension qui va crescendo. On suit ainsi Barbara dans son travail ou déambulant sur son vélo dans la campagne, se livrant à de mystérieuses activités dont on devine très vite le caractère « subversif » mais sans en comprendre pour autant la finalité. La surveillance constante dont elle est l’objet et les humiliations régulières que lui fait subir la police (saccage de son appartement, fouille à corps) épaississent encore une atmosphère lourde de menace diffuse où le bruit d’une tasse de café qui échappe des mains et se brise au sol résonne comme un insupportable fracas aux conséquences possiblement apocalyptiques  --  dans un régime policier où règne l’absurdité et l’arbitraire, tout est possible, souvent le pire. Le cinéaste, par son choix d’écriture blanche et son refus de toute forme de violence apparente (à l’exception des deux très courts moments où la police amène et remmène la jeune fille « délinquante » à l’hôpital), parvient à rendre cette angoisse quotidienne que toute société totalitaire impose dans ce que l’on pourrait appeler un silence assourdissant.

            C’est avec la même économie de moyens que Petzold reconstitue le paysage quotidien de la R.D.A. : maisons délabrées, voitures poussives, appartements tristes au mobilier vétuste, décoration vieillotte. Là encore, rien d’appuyé ni de souligné, juste une impression de lieux impersonnels traversés par des personnages silencieux. On ressent à chaque plan et pour ainsi dire physiquement l’oppressante chape de plomb d’un état policier où chacun pouvant être un informateur potentiel (ou pire : un délateur), nul ne saurait se confier à quiconque. Murée dans son silence, vivant dans la coquille vide du sinistre appartement qui lui a été attribué, Barbara paraît ainsi morte aux autres, cliniquement froide dans ses activités professionnelles, organisant à la façon d’un somnambule les préparatifs de sa fuite.

            Mais dans ce monde de grisaille aux couleurs comme fanées à jamais et où tout apparaît en noir et blanc, sans nuances, se glissent des doutes qui rendent un son discordant et poussent Barbara vers des attirances contradictoires. L’attachement que lui manifeste un de ses collègues, l’amour quasiment animal que lui porte la jeune fille et jusqu’à la faille qui apparaît chez l’officier de la Stasi dont l’épouse se meurt d’un cancer, un salaud, comme elle le dit, mais un salaud qu’on peut estimer pitoyable, victime lui aussi du système comme l’était celui de La Vie des autres  --  autant de remises en cause possibles qui vont amener Barbara a une sorte de sacrifice ordinaire donnant du sens à sa vie au sein d’un monde kafkaïen qui en est singulièrement dépourvu.

            Si « la vie est ailleurs » comme le disait Kundera, Petzold, avec son récit tout en demi-teinte, ses choix d’une mise en scène très austère, presque protestante, qui n’incite guère à la fantaisie mais maintient de bout en bout une émotion palpable, le jeu de ses acteurs très retenu et enfin son refus de tout spectaculaire (ou, ce qui serait plus grave, de toute « ostalgie ») dans sa reconstitution d’un monde heureusement disparu  --  Petzold pose la question tout en laissant la réponse en suspend : la vie n’est-elle pas aussi, parfois, ici ? 

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