29 mai 2012

Rebelles sans cause.


Sur la route, de Walter Salles (2012).

            Il y a comme ça des œuvres qui, indépendamment de leurs qualités intrinsèques et souvent en accord avec un temps et un lieu, échappent à leur auteur pour entrer dans la légende et se hisser à la hauteur d’un mythe. Sur la route, le roman de Jack Kerouac écrit au début des années 50 et publié en 1957, en fait partie, illustration tardive du « Go West, young man ! » des pionniers mais revue et corrigée par le monde des « hobos » et autres « wild boys of the road »[1] de la crise économique des années 30, signe de ralliement de toute une génération, la « Beat Generation » avec ses beatnicks et, plus tard, le mouvement hippie, hymne à une liberté qui prétend faire fi des tabous et des frontières pour mieux communier avec le cœur même de la terre américaine.


            Sur la route, le livre, étant de ces quelques « grands romans » (ou réputés tels) qui me tombent des mains, je ne disputerai pas ici de ses qualités littéraires non plus que de savoir si cette adaptation est, ou non, une trahison, comme certains le disent. Walter Salles, amateur de road-movie (de Central do Brazil, 1998, à Carnets de voyage, 2004), et son scénariste Jose Rivera, s’en tiennent à une narration classique, avec commentaire en voix off, démarche toujours un peu scolaire mais qui permet de clarifier un récit touffu qui part un peu dans tous les sens. Clarification que les admirateurs de Kerouac et de son style au rythme de jazz (le beat) jugeront sans doute excessive, mais pas les autres, tant ces errances transaméricaines traînent en longueur avant de finir par tomber dans l’ennui  --  le film dure deux heures et vingt minutes, disons une bonne demi-heure de trop. Ainsi finit-on par se désintéresser de l’histoire très répétitive de Sal Paradise (Sam Riley), en fait Kerouac lui-même, jeune apprenti écrivain d’origine québécoise (et même, plus lointainement, bretonne[2])  qui rencontre un ex-taulard, marginal fascinant, Dean Moriarty (Garrett Hedlund) et le suit dans ses vagabondages à travers l’Amérique et jusqu’au Mexique, multipliant les rencontres, les aventures sexuelles et les expériences auto-destructrices.

            L’intérêt de l’entreprise tient en fait au regard assez peu amène que le cinéaste porte sur ses personnages qu’il n’héroïse à aucun moment. Il y a même là, volontairement ou non, comme une grande entreprise de démystification. Comment voir aujourd’hui ces individus esclaves de l’alcool, de la drogue et des médicaments, maladivement égocentriques, indifférents à toute conscience politique, d’un machisme effarant mais navigant en même temps dans les eux troubles d’une homosexualité latente, comment voir en eux autre chose que des naufragés de l’existence, des adolescents montés en graine et amateurs de sensations fortes, des « rebelles sans cause » aux violentes pulsions suicidaires[3], des égarés incapables de mesurer l’ampleur des dégâts collatéraux que provoque leur égoïsme forcené ? Héritiers du Rimbaud théoricien du « dérèglement de tous les sens », authentiques créateurs pour certains (peu nombreux), mais aussi de petits hommes pour la plupart et non point ces géants gourmands d’une vie « bigger than life » qu’ils prétendaient être. Au terme du voyage, une fois passée la saison en enfer, plutôt que le festin, pour paraphraser William Burroughs, c’est le roi qui est nu.

            Burroughs, justement, qui fait partie des célébrités convoquées ici (il est Old Bull Lee, interprété par Viggo Mortensen), junkie charismatique et amateur de la célèbre « boîte à orgone » de Wilhem Reich[4] ; de même qu’Allen Ginsberg sous le nom de Carlos Marx (Tom Sturridge), déjà au centre du récent Howl (Rob Epstein et Jeffrey Friedman, 2011). On le voit, il ne manque pas un bouton de bottine à cette reconstitution des premières années de la « Beat Generation », et c’est cette évocation d’un groupe d’écrivains au travail qui est peut-être la partie la plus intéressante du film. Les tâtonnements poétiques de Ginsberg ou la gestation de Sur la route puis sa rédaction sur un long et désormais célèbre rouleau de papier[5], autant de trop rares moments où les personnages délaissent heureusement le quotidien pour s’adonner à des processus de création dont on peut saisir ici ou là la fièvre et le vertige. Ainsi, en dépit de son amitié pour Dean, le personnage de Sal Paradise, alter ego de Kerouac, se place-t-il à distance de son sujet, en position d’observateur, même s’il est partie prenante des histoires qu’il raconte. Ce va-et-vient entre le proche et le lointain, le dedans et le dehors, illustre de façon réussie la situation de l’écrivain qui vampirise en quelque sorte son sujet  --  et certains, dont Burroughs, ne manquèrent pas de lui reprocher d’avoir exploité son ami Neal Cassady, le modèle de Dean Moriarty : « … il a vendu le sang de Neal et s’est fait de l’argent »[6].

            Mais on retiendra surtout de l’ensemble une distribution impeccable où les plus anciens, si l’on ose dire (Kirsten Dunst, Amy Addams ou Viggo Mortensen) semblent parrainer un brillant aréopage de nouveaux venus, peu (ou mal) vus jusqu’ici. Des britanniques Sam Riley et Tom Sturridge à l’américaine Kristen Stewart rescapée de Twilight en passant par Garrett Hedlund, mélange du James Dean de La Fureur de vivre et du Brando de L’Equipée sauvage (The Wild One, Laszlo Benedek, 1953)  --  tous parviennent à donner un semblant de fraîcheur à des personnages dont la limite de validité paraît aujourd’hui irrémédiablement passée.



[1] Les « hobos » étaient des vagabonds, notamment pendant la crise économique, qui empruntaient clandestinement des trains de marchandise pour se déplacer et se louaient ici et là comme travailleurs saisonniers. Le mot est utilisé par les personnages du film pour évoquer le père de Dean devenu clochard (du moins le pense-t-il). Quant à « wild boys of the road », c’est le titre d’un film que William Wellman a consacré dès 1933 à deux adolescents partis sur les routes américaines en pleine crise économique et sur lequel je reviendrai.
[2] Il est né Jean-Louis Lebris de Kerouac.
[3] Que l’on retrouvera dans Rebel Without a Cause précisément (La Fureur de vivre, Nicholas Ray, 1955) où James Dean et ses amis jouent leur vie dans des courses  d’automobiles absurdes, avec tout le sens prémonitoire que l’on sait.
[4] Elève de Freud, psychanalyste marxiste (sic), émigré aux Etats-Unis en 1939, Reich a été le père de la « révolution sexuelle » (concept forgé dans les années 30) et de la libération par la fornication. Il conçut une machine destinée à emmagasiner les qualités thérapeutiques de l’orgasme, la « boîte à orgone ».Non, il ne s’agit pas d’un canular et, dans le film, Old Bull Lee présente sa boîte à Sal et Dean, incrédules et amusés. Salinger, Kerouac, Burroughs, Ginsberg, Bellow ou Mailer en furent de grands amateurs. Mailer alla même jusqu’à en collectionner.
[5] Que l’on peut voir exposé jusqu’au 19 août au « Musée des lettres et des manuscrits » à Paris.
[6] Cité par Yves Buin dans sa préface à « Sur la route et autres romans », collection Quarto, Gallimard, 2003, p.40.

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