21 mai 2012

"La pesanteur et la grâce".


De rouille et d’os, de Jacques Audiard (2012).

            Jacques Audiard étant aujourd’hui un des très rares cinéastes français vraiment original et intéressant, c’est peu dire que ses films sont attendus avec impatience et gourmandise  --  d’autant qu’après avoir commencé sa carrière sur le tard (en 1994, à quarante ans passés), il tourne relativement peu (six films en dix-huit ans) et que chaque nouvel opus, le festival de Cannes aidant, se transforme en une manière d’événement. Non d’ailleurs que ses six films soient d’une qualité irréprochable et égale. Un héros très discret (1996) demeure une grande déception et son film sans doute le mieux accueilli par la critique et le public, Un Prophète (2009), pour flirter le plus souvent avec les sommets, n’en est pas moins entaché ici et là de menues affèteries indignes du talent de son auteur.


            Rien de tel ici où Audiard ne quitte guère cette fois les sommets tout au long d’un parcours irréprochable. Des obstacles et des chausse-trappes, il n’en manquait pourtant pas dans l’histoire de cette jeune dresseuse d’orques au Marineland d’Antibes, Stéphanie (Marion Cotillard, excellente), qui perd ses deux jambes dans un accident et rencontre pour  une relation hautement improbable Ali (Matthias Schoenaerts, impressionnant certes mais qui va devoir désormais prendre garde, après Bullhead, à ne pas se laisser enfermer dans ce type de rôle), une espèce de primate brut de décoffrage, une bête de violence et de sexe, mais qui cache au plus profond de lui des trésors de délicatesse. Audiard évite cependant avec brio les risques d’un scénario particulièrement casse-gueule et suit la voie qu’il s’est tracée avec la même obstination quasi animale que met Ali à cogner ses adversaires dans des matchs de boxe clandestins où tous les coups sont permis.

            Le secret de sa réussite (comme dans De battre mon cœur s’est arrêté et dans les meilleurs moments de Un Prophète) tient à ce qu’il refuse toute approche psychologique et, a fortiori, psychologisante. Evitant soigneusement toute forme d’explication de quelque ordre que ce soit, il privilégie l’expression des corps (l’un actif et puissant, l’autre passif et handicapé) et s’intéresse davantage au comportement de ses personnages qu’à leurs états d’âmes. Non pas qu’il les ramène simplement à la somme des actions qu’ils entreprennent, et si l’un n’est qu’une mécanique « opérationnelle » (il est « opé », dit-il, ou il ne l’est pas, il n’y a pas à chercher plus loin), l’autre, dans son fauteuil roulant, n’est d’abord rien d’autre qu’une boule de sentiments à vif ; mais il réduit au maximum les dialogues, les limitant la plupart du temps à des échanges informatifs dans une langue très quotidienne pour ne pas dire relâchée. Il faut dire que, s’intéressant ici davantage à la marge qu’à la norme, aux gens de peu plutôt qu’aux heureux du monde, à ceux donc qui ne se paient pas de mots, il n’a aucun mal à jeter ses personnages dans la lumière froide d’un regard behaviouriste et comme détaché.

            Ces personnages justement, qu’Audiard présente sans sympathie particulière (Ali ressemble comme un frère au Joseph du récent Tyrannausor), portent en fait sur leurs épaules un film dont l’intrigue suit un canevas assez lâche. Il y a pour commencer ceux qu’il serre de près, Ali et Stéphanie, aussi éloignés l’un de l’autre que deux planètes séparées par des années-lumière mais que l’adversité va progressivement rapprocher  --  et l’un va infuser à l’autre une partie de son énergie physique quand l’autre va l’amener en retour à découvrir les sentiments que recèle sa carapace cabossée. Volonté du cinéaste de réunir des individus que tout devrait séparer, de les amener à suivre une sorte d’itinéraire initiatique tortueux et ponctué d’épreuves mais qui s’achève sur une manière de rédemption. Il ne me paraît pas déplacé de parler ici (comme dans De battre mon cœur s’est arrêté) d’un long et douloureux cheminement vers une sorte de grâce  --  et je n’en veux pour preuve que le long et admirable plan fixe où Stéphanie, debout sur ses jambes artificielles, semble revenir à la vie en retrouvant les gestes qui l’autorisent à jouer avec une orque, sans peur ni rancune,  à travers la paroi vitrée d’un gigantesque aquarium. Ali devra attendre la quasi fin du film, avec la mort puis la résurrection de son fils, pour lui aussi sortir de sa nuit et retrouver ce que l’on pourrait appeler le chemin de la lumière.

            Mais Audiard n’a pas pour autant sacrifié les personnages secondaires qui teintent son propos d’une réalité sociale dénuée de toute complaisance mais aussi de tout souci de démonstration ou d’exemplarité. Cette société où des caissières de supermarché sont licenciées pour avoir dérobé des produits périmés, où des patrons sans scrupule emploient des nervis pour espionner leurs salariés, c’est bien la nôtre, celle des fins de mois difficiles et du gâchis à échelle industrielle, du profit à tout prix et de la surveillance permanente. On est là dans le même registre que les agents immobiliers sans foi ni loi ou les mafieux impitoyables qui peuplaient De battre mon cœur s’est arrêté, mais, ici comme là, Audiard se garde bien de toute forme de catéchisme politique. Chronique d’une époque sans illusion où triomphe un darwinisme social qui exige de gagner sa vie quitte à y laisser la peau, sans doute, mais comme en passant, et sans jamais insister. Là-dessus, il peut compter sur deux comédiens admirables, Corinne Masiero (elle est Anna, la sœur d’Ali) et Bouli Laners (en agent de sécurité à la moralité douteuse), qui jouent leur partition avec un sens très fort du réalisme, voire du naturalisme, tempéré par une sorte de pudeur et de retenue qui donnent encore davantage de crédit et d’épaisseur à leur création.

            Cette retenue, on la retrouve au niveau de la mise en scène, toujours très cohérente et que le cinéaste adapte aux situations physiques antagonistes de ses personnages  --  à la caméra portée à l’épaule qui serre au plus près Ali et en traque l’énergie désordonnée s’opposent des plans fixes ou des mouvements d’appareil beaucoup plus fluides, comme aquatiques parfois, pour suivre Stéphanie devenue infirme. Ainsi Audiard maîtrise-t-il du début à la fin un récit où nulle scène n’apparaît plus forte qu’une autre tant il sait maintenir de façon palpable un état de haute tension qui jamais ne faiblit. C’est indiscutablement la marque d’un grand cinéaste.

2 commentaires:

  1. C’est amusant, le titre de Weil a été utilisé par plusieurs critiques (notamment chrétiens) l’année dernière pour parler du film Tree Of Life...
    https://www.google.fr/search?q=%22la+pesanteur+et+la+gr%C3%A2ce%22+%22tree+of+life%22
    (Aucun rapport avec votre papier, au demeurant.)

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  2. Rien d'étonnant en fait puisque la grâce est un des thèmes majeurs du cinéma de Terrence Malick.

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