4 mai 2012

Au coeur des ténèbres.


Margin Call, de J.C. Chandor (2011).

            Etonnant itinéraire que celui de ce fils de pub qui démarre aujourd’hui sa carrière sur les chapeaux de roue avec un premier film aussi retentissant au niveau du sujet que mesuré en termes de mise en scène et  qui stigmatise avec véhémence les mœurs des milieux de la finance en revenant sur les prémisses de la crise économique de 2008. Ce faisant, J.C. Chandor donne à voir tout à la fois la face sombre et la face claire du système américain : face sombre que cet univers impitoyable où tous les coups sont permis et où l’on vous licencie avec brutalité, et c’est alors toute une existence qui bascule en un instant dans le cauchemar ; mais face claire aussi, qui permet à un film pas précisément marginal de dénoncer ledit système avec virulence, en s’appuyant au surplus sur une belle brochette d’acteurs haut de gamme comme témoins à charge.


            Très sagement mais avec une maîtrise certaine, et au risque de tomber dans le théâtre filmé (ce qu’il évite fort habilement), Chandor a choisi de structurer son film avec toute la rigueur d’une tragédie qui respecterait la règle des trois unités. Lieu resserré sinon unique (quelques bureaux), nombre de personnages limité (huit) mais tous bien dessinés, temps soigneusement balisé (une nuit avec un prologue le jour précédent et un épilogue le jour suivant). Rigueur aussi dans le déroulement d’une intrigue à la fois très complexe (difficile de s’y retrouver dans l’imbroglio des montages financiers) et très simple : comment sauver sa peau en se débarrassant de produits toxiques, quitte à provoquer une crise mondiale. Sans oublier que, même dans ce contexte éminemment dramatique, il y a encore de l’argent à gagner, comme le dit le grand patron de la banque (Jeremy Irons).

            L’argent, voilà lâché le grand mot, le maître mot, sinon le gros mot. Bien plus que les hommes, c’est lui qui est au centre du film et du monde (le nôtre) qu’il décrit. Omniprésent mais invisible. Car que voit-on en effet du début à la fin : des écrans d’ordinateur et des téléphones, une poignée d’individus en costumes et cravates qui assaisonnent leurs discours de périphrases sibyllines  --  ainsi parle-t-on de «partition musicale» quand il s’agit en fait d’organiser (ou de désorganiser, c’est selon) l’économie mondiale. Mais d’argent, de bonnes espèces sonnantes et trébuchantes, point. «Ce n’est rien, l’argent, dit encore le grand patron. C’est virtuel.» Le monde est devenu un grand casino où l’argent a perdu sens et valeur et que toute éthique paraît avoir déserté. Tout se réduit à un jeu que pratique une poignée de soi-disant experts indifférents au sort commun. Dans une scène étonnante, deux de ces rois et reines du monde (Demi Moore et Simon Baker) discutent de la situation dans un ascenseur, séparés par une femme de ménage avec son chariot, apparemment étrangère à une conversation qui lui échappe et qui pourtant la concerne. Il y a dans ce plan-séquence aussi simple qu’éloquent plus de force que dans bien des tracts politiques : on y voit à l’œuvre en raccourci cette sorte de théorie des dominos qui veut qu’une décision pour ainsi dire virtuelle prise dans un bureau de Wall Street ou de la City entraîne les pires conséquences dans ce que l’on appelle l’économie réelle. Si vous ne vous occupez pas d’économie, l’économie s’occupe de vous, pourrait-on dire en paraphrasant une formule célèbre.

            Une autre scène, elle aussi très simple et très simplement filmée (mais, par effet de contraste, cette simplicité en décuple la force), illustre la profonde dualité entre capitalisme financier et économie réelle quand Eric Dale (Stanley Tucci), financier fraîchement licencié,  explique de façon pittoresque qu’après avoir suivi une formation d’ingénieur il a construit un pont dont l’existence a eu des effets positifs sur la vie quotidienne de plusieurs  millions de ses concitoyens. Mais pour lui, comme pour Peter Sullivan (Zachary Quinto), le jeune et brillant trader spécialiste en aéronautique, la tentation de l’argent facile a été la plus forte  --  même s’il paie aujourd’hui l’addition au prix fort.

            Car si l’hydre de la finance met le monde à genoux, elle n’épargne pas pour autant ses propres enfants et sait les sacrifier quand il le faut. Chandor ouvre son film sur un de ces licenciements express où un salarié perd tout en quelques minutes et dont Jason Reitman nous a dévoilé le fonctionnement dans In the air (Up in the Air, 2009) puis John Wells les conséquences dans Company Men (2011). Univers cynique où l’homme est un loup pour l’homme et mène la guerre de tous contre tous avec l’argent pour seul maître. Mais un argent réduit à sa seule valeur marchande et qui file entre les doigts aussi rapidement qu’il a été gagné : Will Emerson (Paul Bettany), arriviste de la finance, encore jeune et déjà usé, a beau gagner plus de deux millions de dollars par an, il ne lui reste pas grand-chose à l’arrivée, et même les plus vieux, ceux qui ont connu d’autres méthodes sans doute moins brutales, ne résistent pas à l’appât du gain et de l’argent facile. Eric Dale ou encore Sam Rogers (Kevin Spacey), plus de trente ans de maison pourtant, ont beau désapprouver toutes ces tortueuses manœuvres, l’argent les pousse à laisser de côté conscience et intégrité et à accepter les règles du chacun pour soi dans un jeu pervers où il y a quelques gagnants (ceux qui s’enrichissent toujours plus) et beaucoup de perdants (tous ceux qui restent sur le bord du chemin).

            Chandor plonge son film dans une lumière froide et glacée (glaçante aussi) où s’affrontent une poignée de maîtres du monde autoproclamés comme autant de fauves dans la jungle  --  jungle métaphorique certes, mais assurément déshumanisée où seule la mort d’un animal familier laisse sourdre quelques bribes d’affectivité. Le film peut alors s’achever au plus sombre de la nuit quand un Sam Rogers fatigué et vieillissant creuse une tombe pour enterrer sa chienne, et au cœur de ce monde aux ténèbres devenues impénétrables et désespérées, il pourrait dire comme le Kurtz de Conrad «en une exclamation qui n’était qu’un souffle : -- L’horreur ! L’horreur !»[1]



[1] Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, traduction de Jean Deubergue, in Œuvres, Tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p.139.  

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