24 février 2012

Un cheval nommé Joey.

Cheval de guerre (War Horse), de Steven Spielberg.

            Steven Spielberg, le cinéaste qui filme plus vite que son ombre pourrait-on dire tant il est vrai que ce réalisateur hyperactif, homme de cinéma par excellence, enchaîne film sur film, initie et accumule de multiples projets (comme producteur, scénariste voire acteur), multiplie les interventions parfois là où on ne l’attend pas, semblant ne devoir jamais prendre de repos. Rien de ce qui est cinématographique ne lui est étranger et c’est dès l’adolescence qu’il s’est affronté à la pellicule [1], et cette passion juvénile ne l’a jamais quitté. Aussi ne faut-il pas s’étonner de le voir s’intéresser, en grand gamin toujours avide de nouveauté, à toutes les technologies contemporaines qui peuvent faire avancer le cinéma  --  quitte à en revenir parfois.


            Spielberg a mis longtemps à convaincre les critiques de la cohérence de son discours, si tant est d’ailleurs qu’il les ait tous convaincus [2]. Il est vrai que contrairement à certains autres cinéastes de sa génération (celle baptisée du terme générique de «nouvel Hollywood»), je pense par exemple à Scorsese ou De Palma dont l’unité profonde de l’œuvre est très vite apparue, il n’a rien fait pour faciliter le travail des exégètes. Après le succès d’un téléfilm (exploité en salle) mi-fantastique mi-métaphorique (Duel, 1971), il a commencé sa carrière cinématographique proprement dite avec un curieux road movie criminel très réussi mais peu connu et qui fut un échec public (Sugarland Express/The Sugarland Express, 1974), avant de s’imposer avec ce qui allait devenir le premier d’une longue série de succès (Les Dents de la mer/Jaws, 1975) puis d’enchaîner un film de science-fiction (Rencontres du troisième type/Close Encounters of the Third Kind, 1977), une comédie déjantée (1941, 1980), une manière de serial en forme de bande dessinée (Les Aventuriers de l’Arche perdue/Raiders of the Lost Ark, 1981) et ainsi de suite, sans véritable souci de cohérence apparente, jusqu’aux récentes aventures de Tintin en images de synthèse avec capture de mouvements, à Cheval de guerre (War Horse) aujourd’hui, et très bientôt, le tournage étant déjà terminé, à un biopic consacré à Lincoln  --  avec Daniel Day-Lewis dans le rôle-titre.

            Avec le temps cependant, et en se donnant la peine d’aller au-delà des apparences et des clichés, on a pu déceler des constantes, des thèmes récurrents, certains fils rouges apparaissant ici et là, et l’importance de Spielberg s’est affirmée  --  et pas seulement en tant que nabab hollywoodien féru de technologies de pointe. Cheval de guerre reprend quelques-uns de ces fils qu’il tisse en une sorte de grande tapisserie ambitieuse, pas toujours aboutie, mais attachante à beaucoup d’égards et qui emporte finalement l’adhésion dans un grand mouvement sentimentalo-romanesque.

            Adaptée d’un roman pour la jeunesse [3] , l’histoire suit les aventures aussi miraculeuses qu’improbables d’un pur-sang né en Angleterre, élevé et dressé par un adolescent, qui participe à la guerre de 14 du début à la fin puis revient vivre en paix dans les prairies de son Devon natal. Le récit se développe non pas du point de vue de l’animal mais à ses côtés ; il est le sujet du film quand tout ce qui l’entoure (hommes et événements) n’en est que l’objet. C’est l’influence qu’il exerce sur son environnement, un environnement tout à la fois dramatique et spectaculaire, qui intéresse le cinéaste  --  une influence particulièrement positive et décisive : l’animal, ici exalté et idéalisé, renvoie l’homme à sa propre inhumanité mais aussi le transforme et le rend meilleur. A sa façon, il est un juste  --  mais un juste inattendu, comme pouvaient l’être Schindler (La Liste de Schindler/Schindler’s List, 1993), les élus de Rencontres du troisième type, les abolitionnistes d’Amistad (1997) ou les soldats se sacrifiant pour sauver un des leurs (Il faut sauver le soldat Ryan/Saving Private Ryan, 1998).

               Choisissant un mode de récit en forme de conte pour enfants, Spielberg se retrouve en terrain familier. L’enfance, et c’est en cela qu’il est proche d’un Truffaut comme il l’a expliqué au moment de Rencontres du troisième type où le Français fait l’acteur, reste pour lui, et assez naïvement, un lieu d’innocence pour ainsi dire magique  --  et plutôt même que d’enfance on pourrait parler d’un esprit d’enfance qui va bien au-delà d’une simple période limitée dans le temps. Cet esprit d’enfance persiste en effet chez certains adultes, d’où son intérêt par exemple pour l’univers de James Barrie (Hook ou la revanche du Capitaine Crochet/Hook, 1991) et les aventures plus (Tintin) ou moins (la saga Indiana Jones) proches de la bande dessinée. On touche là à un monde merveilleux où tout est possible, où l’on peut croiser sans s’étonner anges et bonnes fées et où les morts veillent sur les vivants (Always, 1989). Ainsi le «cheval de guerre» nommé Joey [4] transforme-t-il pour le meilleur ceux qu’il rencontre car Spielberg aime montrer dans ses films que la confrontation avec la différence et l’altérité peut permettre à un individu de gagner en humanité, parfois au cœur même de l’inhumanité guerrière (de Empire of the Sun/ Empire du soleil, 1987, à ce film-ci). L’autre, qui triomphera en dépit de ou grâce à sa faiblesse et à sa précarité, peut tout aussi bien s’incarner dans un extra-terrestre, un robot, un animal  que dans un humain, mais alors d’une autre couleur de peau ou d’une autre croyance et que sa différence même condamne à l’ostracisme voire à l’extermination.

            Il va sans dire que cette démarche profondément humaniste, où l’émotion vient nécessairement en complément de l’action, ne va pas toujours sans une forme de sentimentalisme que d’aucuns peuvent juger déplacée, pour ne pas dire ridicule, et Spielberg, pourquoi le taire, n’échappe pas toujours, ici comme ailleurs, à la grandiloquence et à l’emphase. Des esprits chagrins ne manquent pas d’ailleurs de lui reprocher à l’occasion de préférer les grands sentiments, au risque de la mièvrerie, à une pensée solidement étayée. Mais autant faire grief à un cheval d’avoir quatre pattes puisqu’on sait bien maintenant, avec le recul qu’autorise la presque trentaine de films qu’il a réalisés, que cette vision du monde est bien la sienne, qu’il en assume les outrances, les naïvetés et les maladresses, mais qu’il emporte dans un authentique souffle romanesque que l’on peut difficilement contester.

            Peut-être aussi n’est-il pas de ces cinéastes capables, ou simplement désireux, de réaliser un film parfait de bout en bout  --  l’ensemble valant toujours plus que la somme de ses parties. Cheval de guerre illustre cette question de façon exemplaire. Irréprochable dans toute sa première partie, le film marque le pas avec la «capture» de Joey par les troupes allemandes puis son adoption par un paysan français et sa petite-fille : le scénario se dilue, les personnages apparaissent mal dessinés et de moindre intérêt, le récit perd de sa puissance, l’émotion s’estompe  --  et le fait que tout ce petit monde, soldats allemands ou paysans français, parle anglais n’arrange évidemment rien, bien au contraire. Mais dès que le cheval se trouve repris par l’armée allemande, tirant dans la boue de lourdes pièces d’artillerie, Spielberg, lui, reprend parfaitement son film en main, réussissant peu après la longue et extraordinaire séquence de l’animal galopant entre les tranchées, s’emprisonnant dans un lacis de barbelés et finalement libéré par deux soldats, un anglais et un allemand, dans un  étonnant moment de fraternisation retenue.

            Reste enfin à souligner (mais c’est un peu enfoncer une porte ouverte tant on sait à quel point Spielberg maîtrise son sujet) la qualité d’une mise en scène qui prend ses distances avec les excès du numérique et en réduit l’usage de façon drastique. Le cinéaste revient cette fois aux recettes anciennes avec construction de décors et multiplication de figurants, grands mouvements de caméra et splendides éclairages non trafiqués où le chef-opérateur Janusz Kaminski peut donner toute sa mesure en toute liberté [5].

            Nulle nostalgie dans cette volonté qui traduit seulement le désir du cinéaste de se confronter directement et concrètement avec la matière brute de son art et de donner ampleur et lyrisme en affichant une belle indifférence à l’air du temps. Il y a quelque chose comme un plaisir d’enfant à jouer avec des décors grandeur nature, à reconstituer pour de vrai et sans pixels une charge de cavalerie à la David Lean (qu’il admire) ou à saisir la beauté fordienne d’une scène de retrouvaille filmée dans une belle lumière de fin de journée  --  de retrouver en somme le temps d’un film toute l’émotion, la grâce et le savoir-faire d’un cinéma que l’on croyait disparu.

[1] Le film Super 8, de J.J. Abrams (2011), qu'il a d'ailleurs produit, lui rend hommage sur ce point.
[2] Il semblerait que le souhait de certains responsables de la Cinémathèque française de lui rendre hommage il y a quelques semaines ait rencontré quelques réticences.
[3] Cheval de guerre, Michael Morpurgo, Folio Junior.
[4] A titre pas seulement anecdotique (l'inconscient existe), Always est le remake d'un film de Victor Fleming avec Spencer tracy et intitulé A Guy named Joe (Un nommé Joe, 1943) -- ce Joe qui, une fois mort, va protéger les vivants. Joe, Joey...
[5] Voir entretien dans Le Monde du 22 février ou cet autre, en anglais, où il évoque son travail pour Cheval de guerre et son "non-travail" pour Tintin.

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